« Certaines scènes du spectacle peuvent heurter la sensibilité des spectateurs et des plus jeunes », avertissent les supports de communication de l’Opéra Grand Avignon. Il faut en effet avoir le cœur bien accroché devant ce nouveau Samson et Dalila, en coproduction avec le Festival Internacional de Teatro Clásico de Mérida (où il a été étrenné en 2019) et le Teatro de la Maestranza (Séville), qui fait voir en face la violente réalité des guerres de territoires pour mieux en cerner les ressorts dramatiques.
C’est à Gaza que Paco Azorín replace le conflit des Philistins et des Hébreux. Répression de CRS, égorgements au sabre, enlèvement d’enfants ne nous sont pas épargnés, et tant mieux, car ils nous imposent un point de vue concret sur le chapitre XVI du Livre des Juges, entre ruines bombardées et réveil de la foi vengeresse extrémiste, toujours à l’appui d’images de presse filmées par un personnage de journaliste (Charlotte Adrien) ajouté à l’œuvre. Le metteur en scène compose, avec le chorégraphe Carlos Martos de la Vega (et l’excellent Ballet de l’Opéra Grand Avignon), des tableaux d’une sidérante intensité à partir de lumières éloquentes (Pedro Yague) et d’une scénographie diablement efficace : les six lettres d’ « Israël », souillées de sang, qui par leur positionnement apportent un point de vue subtil sur l’envers de la violence, en miroir à la représentation frontale des atrocités. Dans la maison de Dalila, la lettre « S » (comme « Samson »), tombée au sol, fait le lien entre le no man’s land extérieur et le mirage d’un amour impossible factice. Elle est l’espace où se consomme le désir du couple et où le Grand Prêtre s’apprête à piétiner son adversaire – il le fait déjà littéralement en foulant ce « S ». À l’acte III, les six structures sont suspendues comme des épées de Damoclès : la conscience nationaliste peut s’abattre à tout moment sur le peuple (d’où la destruction du temple de Dagon), mais leur instabilité peut également les balayer pour de nouvelles croyances et idéologies plus musclées, dans un cycle effréné de pulsion de mort, dont les personnes ne sont que la variable d’ajustement…
Pour illustrer ces invisibilisés des guerres, les deux hommes ont également sélectionné une soixantaine de figurants de la société civile, incluant des résidents de l’Association des Paralysés de France, d’un groupe d’entraide mutuelle, d’un centre de réhabilitation psychosocial, d’un foyer, d’enfants du Grand Avignon et d’acteurs amateurs. Ils participent aux élans de foule en soutenant par un théâtre engagé les chœurs homériques. La preuve, encore une fois, que l’opéra peut marier exigence artistique et ouverture citoyenne ! Ces « piliers » constituent justement la raison d’être de ce spectacle. Premiers à arriver sur scène avant que la fosse ne s’allume et que l’œuvre ne s’ouvre, ils incarnent le témoignage rationnel d’un humanité oubliée.
Samson et Dalila, Opéra Grand Avignon (c) Mickaël et Cédric - Studio Delestrade
Dans ce sillage de réflexion, le chef Nicolas Krüger déroule, avec un Orchestre national Avignon-Provence en grande forme, l’intellect de la partition dans ses structures savantes, tout en pointant les accents belliqueux de la partie instrumentale, qui n’en manque pas. Le chef devient ainsi peintre et performeur actif du matériau musical. Il met le grotesque et la ferveur sur un ring, dans un art de la cocotte-minute soutenu par de sublimes crescendos suffocants. Il révèle la criante composante intranquille de Samson et Dalila dans toutes les strates du récit. À défaut de leitmotive, il use de caractérisation des personnages avec les instrumentistes : ode aquatique agitée pour Dalila (jusque dans les pizz de « Mon cœur s’ouvre à ta voix »), action super-héroïque (tendance Siegfried) pour Samson. Nicolas Krüger soigne les attaques et laisse planer sa vision d’un parfum d’insurrection silencieuse, en fabuleux contrepoint à l’esthétique coup de poing du spectacle.
L’homogénéité n’est sans doute pas la plus grande qualité du métissage entre les Chœurs de l’Opéra Grand Avignon et de l’Opéra de Toulon Provence-Méditerranée, en particulier chez les femmes, qui ne gomment pas suffisamment leur individualité dans les grands intervalles et ne soignent pas la justesse de leurs aigus. Si les hommes font preuve de plus de solidité texturale, nous pouvons cependant reconnaître la variété des nuances de l’ensemble dans n’importe quelle disposition, et sa propension à savoir se jeter à l’eau.
Une double prise de rôle attendait Samson et Dalila, dans cette distribution 100% française. Marc Laho et Marie Gautrot chantent sous le signe de l’emprise : le ténor étincelle, invincible et intelligible, comme ignifugé par le pouvoir divin, tandis que la mezzo-soprano construit un dense sillage d’influence par la grammaire agrégative de sa ligne et des nuances exquises. Il personnifie brillamment le berceau de sentiments intenses, elle les synthétise dans une immobilité contrôlée qui contribue à sa force expressive. L’un et l’autre s’imposent face à l’orchestre, ou le complètent, en toutes circonstances, bien que la magnifique science de la matière amène parfois Marie Gautrot à être trop haute. Comme aux Chorégies d’Orange 2021, Nicolas Cavallier est un Grand Prêtre de Dagon au courroux florissant et à la projection fulgurante, dont la poigne vocale et le vibrato charmeur donnent naissance à une richesse de couleurs. Notons aussi la prestation puissante et solennelle de Jacques-Greg Belobo en Vieillard hébreu, et la présence scénique d’Eric Martin-Bonnet en Abimélech, pour nous confirmer que la reconstitution du réel a encore des choses à nous dire à l’opéra. Les huées de l'équipe de mise en scène, aux saluts, le garantissent !
Thibault Vicq
(Avignon, 9 juin 2023)
Samson et Dalila, de Camille Saint-Saëns, à l’Opéra Grand Avignon jusqu’au 11 juin 2023
10 juin 2023 | Imprimer
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