Après le marquant Donnerstag (Jeudi) à l’Opéra Comique en novembre dernier, le mirifique ensemble Le Balcon s’attèle au deuxième volet du cycle Licht de Stockhausen à la Cité de la musique, en clôture du Festival ManiFeste de l’Ircam. Samstag aus Licht est centré sur la figure de Lucifer, dans son oisiveté, son culte et sa représentation. Samedi (Samstag), journée de transition entre la mort et la résurrection (du Christ), est orchestré à partir d’un fragment de la superformule que le compositeur développe dans les sept opéras, et s’inspire du culte comme concept dans un temps figé.
Samstag aus Licht, Philharmonie de Paris;
© Claire Gaby/J’adore ce que vous faites
Samstag aus Licht, Philharmonie de Paris;
© Claire Gaby/J’adore ce que vous faites
Codifiée dans la forme et dans son exécution, la musique fait dialoguer des sonorités inouïes. Par ci, un cri d’oiseau. Par là, un gamelan javanais. Les solistes méritent d’ailleurs le maillot jaune pour leur endurance performative et leur montée irrépressible vers cette lumière générée de l’obscurité démoniaque. Alphonse Cemin insuffle au piano une exhaustivité symphonique. Il frappe, touche et pince, compte, comme possédé. L’explosion diaprée de textures est ainsi issue d’une implacable conversation schizophrénique en solo ou avec Damien Pass. Cette basse superlative, c’est la pépite qui gronde dans le bloc, un timbre joufflu, bien portant et direct qui impose sa loi démoniaque. Claire Luquiens et Julie Brunet-Jailly, les deux chats noirs Kathinka, assurent elles aussi une interprétation phénoménale : sons cornés et saturés viennent vicier la pureté des couleurs rendues par les percussionnistes. Le souffle et la voix s’accouplent, parfois en trois notes simultanée, dans une spirale dont la concrétisation se mesure via l’abstraction de ses composantes séparées.
Dans la troisième scène, le visage de Lucifer se réveille en dix parties, du sourcil gauche jusqu’au menton, à travers une scénographie en hauteur et en vidéo, nous mettant face à ces traits qui nous narguent, bougeant en mimiques en même temps que les instrumentistes derrière les toiles de projection. Il faut une nouvelle fois destiner des éloges à Maxime Pascal : courageux, ambitieux, insolent, il génère le meilleur de l’Orchestre d’harmonie du Conservatoire à Rayonnement Régional de Paris, et des membres du Balcon. Cette musique n’a de sens que dans la superposition et le désordre (pourtant brillamment contenu), sous le poids de motifs rythmiques et mélodiques se répondant dans leur agrégation. C’est aussi une cérémonie de séduction collective par une reconstitution de sons quotidiens (craquements de branches, sonnettes de vélos…), qui trouvera un écho plus officiel après l’entracte, en l’église Saint-Jacques-Saint-Christophe.
Samstag aus Licht, Philharmonie de Paris;
© Claire Gaby/J’adore ce que vous faites
Samstag aus Licht, Philharmonie de Paris;
© Claire Gaby/J’adore ce que vous faites
Dans la chaleur moite de l’édifice religieux, des phonèmes sont sifflés, soufflés et scandés par un Chœur de l’Armée française tout feu tout flamme et sous des habits de moine : les mots prennent le pouvoir dans un fascinant rituel, nourri d’étrangetés par les clochettes, les sabots, l’orgue et les trombones non-visibles à temps plein. Les règles ne suivent rien de connu. Des craquements, des mouvements et des sons recréent une ambiance d’extérieur. Le public secoue des éventails et des programmes de salle pour avoir un peu d’air. Mysticisme, entre-deux de conscience ou cauchemar ? Nous consentons largement à embarquer dans cette expérience sensationnelle, forts de notre absence de pré-requis. Quand les cloches de l’église sonnent, la procession des moines se dirige à l’extérieur. Un oiseau noir est relâché et les choristes brisent durement des noix de coco sur les escaliers d’accès à l’église.
La mise en espace et la conception artistique, partagées par Maxime Pascal, Damien Bigourdan et Nieto (qui signe également toutes les illustrations) s’inscrivent abondamment dans le déroulé du spectacle. Plus lisible que Kopernikus de Claude Vivier à l'Espace Pierre Cardin (il y a cette même idée de la cérémonie), cette direction scénique réussit à capter le public épisodiquement, sans exactement retrouver l’éclair qui rendait le Donnerstag aus Licht de Benjamin Lazar si immersif. Bien sûr, il serait mal placé de comparer Jeudi et Samedi, de construction distincte. Il n’empêche qu’un fil rouge plus conducteur ragaillardirait ce Samstag.
Le Samedi et sa fièvre n’ont droit qu’à deux représentations à Paris. Prochain arrêt : Dienstag aus Licht, en octobre 2020 dans la Grande salle Pierre Boulez, avec le Festival d’Automne à Paris ! Mardi, tout est permis.
Thibault Vicq
(Paris, le 28 juin 2019)
Crédit photo : © Claire Gaby/J’adore ce que vous faites
30 juin 2019 | Imprimer
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