Dès 1733, Haendel doit faire face à l’arrivée d’une troupe concurrente qui fait son marché auprès des collaborateurs du compositeur, à l’intérêt décroissant du public pour l’opera seria, aux soutiens artistiques changeants et aux problèmes de santé. La création d’Ariodante et d’Alcina atteste que la productivité et la qualité ne connaissent pas la crise, mais ce sont ses oratorios bibliques et ses œuvres orchestrales (parmi lesquelles des concertos pour orgue, qu’il fait éditer en 1738) qui révèlent ses capacités de renouvellement. Début 1739, la première exécution de Saül et Israël en Égypte à quelques mois d’intervalle confirme la tendance. Respectivement réappropriation dialoguée et collage littéral de l’Ancien Testament par le librettiste Charles Jennens, les deux œuvres usent d’une écriture chorale foisonnante et d’une instrumentation inventive – jusqu’au carillon dans la première – pour servir une dramaturgie affirmée. Saül est particulièrement porteur d’indicateurs théâtraux, tant dans le traitement incarné des personnages que dans les mouvements demandés sur le papier. Peu de metteurs en scène se sont attaqués à la partition, et le Théâtre du Châtelet a eu l’excellente idée de reprendre la production très inspirée de Barrie Kosky au Festival de Glyndebourne, en 2015.
Saül s’ouvre sur l’avènement de David, sorti vainqueur face à Goliath, et à qui le roi Saül propose la main de sa fille aînée Merab – peu convaincue par son prétendant – en même temps que le héros loué par les foules se rapproche sans ambages de Jonathan, fils de Saül. Si le roi, rongé par la jalousie en pressentant que la nouvelle idole le mettra hors-jeu du pouvoir ou de l’influence, tente de l’assassiner ou de le faire assassiner, il cède à David sa fille cadette Michal – extatique à cette annonce – en reconnaissance des services rendus à la patrie. Saül sombre dans la démence et consulte la sorcière d’Endor, qui lui annonce sa mort prochaine avec celle de son fils, au combat. David s’empare alors du trône sur les cendres des batailles devant un peuple galvanisé.
Barrie Kosky ne coche pas uniquement les cases de l’esthétique – banquet de conte de fées, bougies par dizaines, terre noire sur un plan incliné, dans les lumières fantasmatiques de Joachim Klein – et de la cohérence dans son travail sur ce spectacle ; son travail se savoure dans la mesure du temps, et pour être plus précis, dans les longueurs imposées par le format de l’oratorio. Les blocs musicaux sont appuyés par de folles chorégraphies anachroniques d’Otto Pichler, tandis que l’ajout de mots parlés rend l’humanité des chanteurs plus tangible. L’expérience du silence et du mouvement répété ou ralenti réétalonne le temps du spectateur dans deux parties dont on admire encore une fois (après, en moins de deux mois, Le Prince Igor à la Bastille et Un violon sur le toit à l’Opéra national du Rhin) la direction d’acteurs. La tête représente le chef, le totem d’un peuple. Celle de Goliath est posée en trophée pendant tout le premier acte. Celle des gisants (Jonathan et Saül) émerge du sol au III. Celle de la sorcière sort d’entre les jambes de Saül, comme un accouchement. Barrie Kosky évoque ainsi la production des icônes : stars dans une société du divertissement cynique, dopée à la consommation pique-assiette d’images, ou martyrs dont le souvenir est ritualisé. La folie de Saül sert aussi de spectacle à la fascination carnassière de la foule grouillante, sur les cendres piétinées d’un monde noirci par les générations précédentes. Avec des tables, des trappes, des accessoires et la matière dynamique des chanteurs, le metteur en scène australien dessine des sentiers psychologiques autonomes et des frappantes trajectoires de groupe.
Laurence Cummings dirige Les Talens Lyriques dans ce double sens permanent : légèreté et densité, articulation et résonance se chevauchent dans les frétillements de la mesure comme dans la complétude de phrase. Cette base d’échos orientés laisse libre cours à un chœur magnétique et sublime, engagé à 100% dans le jeu et la danse. Le verger des solistes féminines est richement doté : Karina Gauvin est une Merab magnifiquement caméléonne, élastique et aux éclats de grenade, qui s’adapte en projection et en texture à toutes les surfaces instrumentales ; Anna Devin campe Michal avec adresse et joliesse, à rendre captive la moindre oreille. Bien que Christopher Purves prenne les traits de Saül sur scène, son état de santé ne lui a pas permis d’en chanter les parties vocales : le consciencieux Igor Mostovoi s’en est chargé en fosse. Le ténor Benjamin Hulett a lui été remplacé par David Shaw en Jonathan : la profondeur et la luminosité de l’émission souligne la bonhomie du personnage. On comprend que les conditions de reprise de rôle n’aient pas été sereines, d’où ce manque d’héroïsme et les hésitations dans les enchaînements. En revanche, les circonstances atténuantes sont moindres pour le contre-ténor Christopher Ainslie (David). L’équilibre vibrato-legato ne fait pas oublier un noyau vocal un peu rigide, qui ne permet pas à la prosodie et à la justesse de s’émanciper. Stuart Jackson revêt le costume d’un clown monstrueux pour personnaliser en parlé-chanté pertinent des attributs mi-humains mi-démoniaques. Enfin, la sorcière nostalgique de John Graham Hall pourrait se fondre davantage dans le paysage de désolation avec une émission plus acérée.
« I am the King », s’écrie un Saül pris de délire, conscient qu’il n’est plus pris au sérieux par ses sujets. Barrie Kosky donne la responsabilité de la cruauté au chœur, spectateur de la déchéance royale. Ce point de vue justifie à lui seul de découvrir la production, où le noir sur noir peut se parer de lumière.
Thibault Vicq
(Paris, 21 janvier 2020)
Saül, de Georg Friedrich Haendel, jusqu’au 31 janvier 2020 au Théâtre du Châtelet (Paris 1er)
23 janvier 2020 | Imprimer
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