Étrenné à la Monnaie en octobre 2014, un siècle après le commencement de la Grande Guerre, Shell Shock, A Requiem of War profite d’une date tout aussi symbolique – le centenaire de l’Armistice – pour sa création française à Paris. En plein week-end de commémorations avec les délégations internationales et à deux pas du 1er Forum pour la Paix, la Philharmonie de Paris devient une citadelle sous haute sécurité.
Le « shell shock » (« obusite » en français) se réfère au choc post-traumatique des soldats de la Grande Guerre, et à leur émiettement physique et psychique dans les tranchées, hors des lignes de front, pendant les permissions, et lors du retour au foyer familial. Les traces de ces troubles sont bien présentes dans les documents officiels en 14-18, mais s’avèreront plus confidentielles dès les années 20, malgré le cri d’alarme d’anciens combattants envers les autorités successives. Le thème reste d’actualité : le Vietnam, l’ex-Yougoslavie, l’Irak et l’Afghanistan ont pu en partie exorciser leurs démons grâce au cinéma ; l’Algérie peine à sortir de la zone sensible en France ; c’est aussi sans compter tous les conflits (ethniques, énergétiques, religieux, politiques ou idéologiques) qui ne cessent de s’étendre sur la surface du globe.
Shell Shock, A Requiem of War, Philharmonie de Paris ;
© Avatam studio / Philharmonie de Paris
Cet opéra est à multiples égards un manifeste poétique, musical et chorégraphique. Le rocker post-punk blues Nick Cave divise le livret en douze cantos, illustrés musicalement par Nicholas Lens, et mis en mouvement et en espace par Sidi Larbi Cherkaoui. Les femmes (infirmières, mères, Anges de la Mort) et les hommes (Poilus disparus, déserteurs, coloniaux et orphelins) incarnent les victimes de la Première Guerre mondiale dans leur dimension la plus concrète ou allégorique.
L’écriture relève de la complémentarité des histoires personnelles (solistes) et des expériences collectives (chorales). La lettre s’attache à la mort, à son approche, à sa postérité. On peut juste regretter que les dérèglements psychologiques de la guerre ne soient pas plus fouillés. Il arrive par ailleurs que ce texte fasse l’impasse sur les liens entre les origines des maux et l’état psychologique. La musique multiplie le retentissement de la seconde mineure, intervalle de frottement de l’âme qui illustre l’inéluctable et la spirale du Destin sans retour. Parfois, des boucles harmoniques telles des samples (dont certains font même penser aux compositions lancinantes de Nick Cave) gagnent en puissance par une orchestration en densité croissante. Là se trouve l’idée la plus prospère : pouvoir transcrire des images de champs de bataille ou de pression de la hiérarchie militaire en une obsession qui tourne dans la tête ; la partie des déserteurs en exprime le mieux la teneur. L’atonalité règne sur la partition, mais le déséquilibre dans l’enchaînement mineur / majeur orne magnifiquement des scènes comme celle du Soldat Inconnu. Au contraire, le Canto des soldats tombés à la guerre et le Canto de la mère ne parviennent pas à traduire la violence des situations, où le livret pourtant très explicite (« I saw Death » ou « Fuck God ») aurait pu catalyser l’expressivité.
Shell Shock, A Requiem of War, Philharmonie de Paris ;
© Avatam studio / Philharmonie de Paris
On avait déjà découvert le travail de metteur en scène du chorégraphe Sidi Larbi Cherkaoui sur Satyagraha de Philip Glass, à Berlin, et sur Pelléas et Mélisande à Anvers, avant Shell Shock, pourtant antérieur. Sur cet oratorio, il décortique, avec les excellents danseurs de sa compagnie Eastman, la mécanique de l’habitude de guerre. Il greffe à la temporalité de l’après-conflit les gestes du passé, du maniement des baïonnettes aux luttes en corps-à-corps. Le raffinement de l'effervescence charnelle en lien avec la matière (la terre, les brancards, les bandages), caractéristique de sa patte, fonctionne toujours dans l'action en sollicitant aussi l'imagination. Le seul reproche qu'on pourrait faire à cet enchaînement virtuose, est le manque de moments plus calmes qui trouveraient un parfait refuge dans la musique de Nicholas Lens. Les masses physiques fourmillent, et se rencontrent peut-être trop. Cependant, les placements redoublent de justesse : l'ajout de verticalité à l'horizontalité du plateau de danse et de chant, via trois hauts paliers en fond de scène, laisse libre cours aux visions les plus suffocantes, comme ces danseurs qui tombent comme des macchabées de niveau en niveau sous leur propre poids.
Le ténor Sébastien Droy interprète chaque note comme la dernière, le sang meurtri par le supplice d'une guerre sans fin. Son approche similaire à celle d'un récital de Lieder avec piano est osée, mais payante. Une lame de précision effleure le derme de sa prose lactée, trahissant une errance de la pensée par la musique. Les tourments à l'étouffée rayonnent dans des sons d'une innocence perdue. Un enthousiasme équivalent s'applique à la soprano Laurence Servaes, dont le souffle généreux lui donne le bénéfice d'aigus piano sans emphase inutile et de lamentos allant droit au coeur.
Shell Shock, A Requiem of War, Philharmonie de Paris ;
© Avatam studio / Philharmonie de Paris
La mezzo Sara Fulgoni, déjà au casting de la création à Bruxelles, est celle qui entre dans le vif du sujet du shell shock : la projection drape son chant comme un conte social, où le traumatisme des soldats est perçu de l'extérieur. Les nuances sont ce qui manque néanmoins de hisser son rôle aux mêmes sommets d'émotion que la soprane. Mark S. Doss dose son imposant timbre argenté de basse dans l'éloignement, comme si ses maux étaient inatteignables par autrui : encore la réussite d'un choix pertinent, qui ouvre sa gamme en déclamation presque récitative, dans la menace virile qu'il instaure. Le contre-ténor Magid El-Bushra pèche par des attaques peu rigoureuses et des changements de notes crispés, au milieu d'une restitution vocale qui paraît un peu plate au vu de l'engagement de ses partenaires. Les enfants Caspar Burman et Kamran Adjepong, du Trinity Boys Choir hypnotisent quant à eux de leur legato fantomatique et de leur prosodie nuageuse joliment insaisissable.
Le Chœur de l'Opéra de Silésie forme une extension planante et rêche des voix individuelles. La ferveur du groupe appuie le propos et propose une lecture supplémentaire de la partie instrumentale, remarquablement jouée par l'Orchestre Philharmonique de Radio France. La direction au couteau de Bassem Akiki souffre de son bouillonnement et relègue au second plan les chanteurs, qu'on n'entend parfois plus. On se souvient autant des remarquables solos de violon et de trompette que de l'itération de cette musique du malaise retentissant. L'opéra se termine d'ailleurs par le Canto des orphelins : quand on n'a plus ni père ni mère à cause de la guerre, quelles aspirations futures se forger ? La guerre pour s'échapper, la guerre pour se réécrire. La guerre se transmet en héritage, le cycle se reproduit. Pourvu que Shell Shock puisse continuer à se produire, pour ne pas oublier.
Thibault Vicq
(Paris, le 11 novembre 2018)
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