La Tétralogie en version de concert, en deux week-ends à six mois d’intervalle dans la Grande salle Pierre Boulez : mission bientôt accomplie pour Valery Gergiev et son Orchestre du Mariinsky. Ce soir, on assiste à Siegfried, troisième tome, dans lequel le héros éponyme soude les fragments de l’épée Notung, terrasse Fafner le dragon et franchit le brasier pour réveiller la belle Brünnhilde.
Grâce à l’architecture de la Philharmonie, on redécouvre l’œuvre dans des conditions optimales. Le solo des violons 1 dans le troisième acte, le finale vertigineux, l’angoissant tuba et les timbales tribales du II, les pianissimo de la clarinette et les flocons mousseux des dermes sonores dans la première heure, comptent parmi les joyaux qu’on aura entendus. La responsabilité de ces exploits acoustiques incombe tout de même à un orchestre en état de grâce, dont les représentants au visage impassible connaissent clairement leur métier plus que de raison. La tension et la détente des archets, la sécheresse du spiccato, le souffle imperceptible et le rubato de compétition ne cessent jamais d’alimenter une myriade de couleurs auditivement régénérantes. La chorégraphie zen des doigtés, du corps et de la respiration, caractéristique des instrumentistes d’opéra, montre une fois encore victorieusement son efficacité et ses enseignements.
Valery Gergiev bigarre comme personne les textures orchestrales, avec son seul cure-dents et les traditionnels moulinets convulsifs de ses mains. Sa mèche – frénétiquement rabattue vers la droite – est toujours plus pesante que le son – parfumé et moelleux – qu’il obtient de ses musiciens. Car en plus des accords qui vivent et s’abandonnent, en plus des chromatismes organiques, il sort les monstres du placard, les peurs profondes des personnages. Il distribue malicieusement les points d’appui et arrime sans mal les discussions passionnées des personnages à son navire pétersbourgeois insubmersible. On ne lui en voudra pas d’être à court d’idées pendant une petite demi-heure de l’acte III ; c’est d’ailleurs la phénoménale Brünnhilde d’Elena Stikhina qui relancera la machine. Sa voix gourmande et confortable présente l’éveil retrouvé comme une seconde vie longtemps espérée et répétée dans les coulisses de son sommeil. De ce fait, elle resplendit instantanément en visage de la renaissance. Elle entremêle les matériaux de la partition comme des feuilles colorées de papier kraft au milieu d’intercalaires transparents : les combinaisons sont infinies. Et ses magnifiques duos crescendo avec Siegfried (Mikhaïl Vekua) composent une moire de sensibilité.
L’acte I a été le tour de chauffe du ténor, bien assuré plus tard en projetant plus longuement et intensément. La suite a levé les doutes qu’on aurait pu avoir sur lui : plus ferme, plus doux aussi lorsqu’il évoque une mère inconnue, il incarne une figure héroïque complexe car humaine. Sa prosodie s’inscrit dans une durabilité, à l’image de son souffle concentré. Cette dernière qualité est ce qui fait défaut à Andrei Popov (Mime), à vouloir trop tomber dans l’expressionnisme allemand. Le chanteur concède la primauté au texte plutôt qu’à la musique ; l’essence de son discours se désagrège parfois. On ne peut toutefois nier la puissance de son timbre et l’audace de son interprétation.
Evgeny Nikitin happe d’emblée par l’autorité dégagée par son timbre de pierre sombre. Il donne l’impression de lire dans les esprits. Il saisit la lumière de ses partenaires scéniques et la transforme en sculpture vocale fluide. Les pneus ne dépassent jamais la ligne continue, les virages sont épousés dans le calme. Quelques attaques aigües moins convaincantes font barrage à cette route pénétrante, mais le voyage demeure de haut niveau.
Enfin, la basse Mikhail Petrenko campe un excellent Fafner, à l’articulation particulièrement travaillée et aux inflexions legato rigoureuses. L’Oiseau d’Anna Denisova trouve une impulsion à chaque arpège et rebondit librement de note en note dans une fraîcheur juvénile. La mezzo Zlata Bulyacheva, à la ligne chant boisée et aimable, et le baryton Roman Burdenko, minéral et percutant, complètent cette solide distribution. Et quand le public de la Philharmonie tousse très peu (ou discrètement) et reste attentif pendant plus de quatre heures de musique, c’est une preuve supplémentaire que la soirée a été de qualité !
Thibault Vicq
(Paris, le 22 septembre 2018)
Crédit photo : © Bernhard Bürklin
23 septembre 2018 | Imprimer
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