Sigurd d’Ernest Reyer, vierge et lisse à l’Opéra de Marseille

Xl_p1770283-_-photo-christian-dresse-2025-1024x683 © Christian Dresse

Dans Sigurd d’Ernest Reyer – en réalité Louis-Étienne-Ernest Rey, mais tellement fan de Wagner qu’il en a germanisé son patronyme –, les idées fixes sont existentielles : les hommes s’inquiètent que les femmes ne soient pas suffisamment « vierges et pures » pour les mériter, et les femmes pensent par principe à se soumettre aux hommes qui les ont sauvées. On ne va évidemment pas remettre en cause les système de valeurs des livrets du XIXe siècle, mais on s’interroge à plusieurs niveaux sur le sens de reproposer cette œuvre en 2025, dans cette nouvelle production de l’Opéra de Marseille (sans coproducteurs) en période de disette, dans un spectacle aux exigences scéniques on ne peut plus discount. La présence de Sigurd dans la saison 24-25 du centenaire de l’institution phocéenne coule pourtant de source, l’inauguration du théâtre lyrique actuel s’étant faite le 3 décembre 1924 avec cette (autre) adaptation des Nibelungen – l’Opéra national de Lorraine en avait programmé une version de concert en 2019 pour les mêmes raisons –, qui s’est jouée chaque année près du Vieux Port jusqu’à la Seconde Guerre mondiale.

Terminé en 1866, Sigurd est refusé par deux fois à l’Opéra de Paris, jusqu’à ce que des extraits y soient interprétés en concert en 1873. Il faut attendre 1884 pour que la Monnaie de Bruxelles accueille sa création, dans un succès si retentissant que Londres et Milan voudront assez vite leurs représentations. C’est seulement en 1892 que la capitale française fait honneur à l’intégralité de la partition, en cinquante levers de rideau. L’intrigue traverse celles de Siegfried et du Crépuscule des dieux – facile à dire, quand les quatre volets de la Tétralogie de Wagner ont eu leur première après l’achèvement de Sigurd. Le roi Gunther convoite la vierge et pure Brunehild, que seul un héros vierge et pur peut venir délivrer de son château gardé par les flammes. Sigurd répond justement aux critères, et tombe sous le charme de Hilda, sœur de Gunther, après avoir bu un philtre d’amour. Gunther peut ainsi sous-traiter à Sigurd la libération de Brunehild, et le « récompenser » avec Hilda pour épouse. Mais Brunehild, troublée, s’est instantanément éprise du chevalier (sans avoir vu son visage), et sème le doute chez Sigurd, qui finit tué de la main d’un compagnon de Gunther, avant d’être le réceptacle de la mort de Brunehild.

Sigurd à l'Opéra de Marseille (2025) (c) Christian Dresse
Sigurd à l'Opéra de Marseille (2025) (c) Christian Dresse

Musicalement, l’œuvre se rapproche davantage du grand opéra français – tendance Meyerbeer (la ferveur des effets en moins) et Berlioz (sans l’expérimentation et les alliages de timbres) – que du Ring de Wagner. On se rallie sans doute, à titre personnel, au point de vue de Saint-Saëns, qui a écrit : « C’est plein d’idées, mais c’est fichu comme quat’sous. » Malgré une orchestration homogène et souple, et une avancée continue, cette sympathique et bavarde partition semble toujours en-deçà de la légende qu’elle souhaite raconter, qui plus est sur un livret aussi statique. L’Orchestre de l’Opéra de Marseille se donne en revanche tous les moyens d’en restituer les plus beaux traits de caractère, par des articulations variées, et des solos d’une grande éloquence (au violoncelle et à la clarinette, au cor et à la trompette). Las, la direction de Jean-Marie Zeitouni fonctionne en systématismes : des forte brillants, des piano feutrés, dans un discours de circulation (certes efficace) d’une phrase à l‘autre, quoique peu ponctué. Le chef peine à donner une valeur ajoutée à la somme de ces pupitres individuellement performants. Il veut tout faire entendre, mais empile tellement de passerelles mélodiques qu’il en oublie les plus pertinentes. Le son demeure ainsi en surface, et empêche un épanouissement par l’intérieur.

On aurait sans doute eu plus de plaisir à voir Sigurd si un metteur en scène y avait contribué avec un minimum de travail, contrairement à Charles Roubaud, qui tombe dans chacun des clichés du livret sans tenter de réfléchir le moins du monde à une dramaturgie. Le spectacle correspond en tous points à une illustration poussive de personnages anesthésiés, dans des décors impersonnels (qui auraient pu être collés à n’importe quel autre titre, de Monteverdi à Debussy), avec des vidéos montées n’importe comment… c’est-à-dire tout ce que les détracteurs de l’opéra (qui ne vont pas à l’opéra) reprochent d’immobilisme au monde lyrique. Quand le stéréotype devient réalité...

Sigurd à l'Opéra de Marseille (2025) (c) Christian Dresse
Sigurd à l'Opéra de Marseille (2025) (c) Christian Dresse

On pourra arguer qu’on a bien fait de venir pour la distribution, au moins féminine. Brunehild profite de la linéarité délicate de Catherine Hunold, comme la découverte tranquille d’un monde nouveau où la ligne apprend en même temps que l’esprit, dans le moelleux du doute, depuis la chrysalide de son cœur emprisonné. Effarante de couleurs, elle explore continûment l’affect du personnage. Charlotte Bonnet est précisément la « douce clarté » que son Hilda évoque à l’acte III : une voix de l’optimisme soutenue sur la durée de la matière chantée, au caractère noble et robuste de guerrière dans un timbre de printemps, suivant un cheminement qui module élégamment l’épaisseur d’émission. Onctueuse et mystérieuse, tragédienne en crescendo, Marion Lebègue, dévoile avec parcimonie la diversité de ses atouts musicaux. La principale qualité de Florian Laconi (Sigurd) réside dans son style de héros français, bien projeté, dans un phrasé-rivière maintenu contre vents et marées, qui n’exclut cependant pas quelques baisses de régime en justesse. Le souffle proportionné d’Alexandre Duhamel (Gunther) est davantage apprécié en deuxième moitié de la soirée, ne serait-ce que pour la cohérence du phrasé et pour l’intonation, même si les longues tenues demeurent peu optimales. La conviction caramélisée de l’attaque chez Nicolas Cavallier rejoint l’autorité vigoureuse de Marc Barrard et la grammaire réconfortante de Gilen Goicoechea. Le Chœur de l’Opéra de Marseille, en dépit d’un micro-retard persistant sur l’orchestre, ne boude pas son plaisir à défendre avec panache des parties structurées en matières matelassées et en noble raffinement.

A-t-on envie de réassister à Sigurd ? Pas spécialement. Et ce n’est pas la salle peu remplie qui persuadera du contraire. L’événement du centenaire de l’Opéra de Marseille n’a hélas pas rempli toutes ses promesses avec ce spectacle trop lisse.

Thibault Vicq
(Marseille, 4 avril 2025)

Sigurd, d’Ernest Reyer, à l’Opéra de Marseille jusqu’au 8 avril 2025

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