Sonntag aus Licht de Stockhausen, mégarituel à la Cité de la musique – Philharmonie de Paris

Xl__18a5356 © Denis Allard

Dans les sept opéras du cycle Licht de Stockhausen, la première erreur du public serait de vouloir tout comprendre, de chercher une explication tangible à ce qu’il voit, entend et (res)sent en salle. « Superformule » divisée en sept parties (pour chaque jour de la semaine), références à trois figures bibliques et mystiques (Ève, Michaël et Lucifer), altérations de l’audition liées à l’usage de l’électronique et de la spatialisation, référence à l’orbite des planètes, indications précises sur les mouvements, couleurs et dynamiques générales : Stockhausen nous oblige à reconsidérer le contrat de confiance du spectateur. Et sans doute encore plus que jamais dans Sonntag aus Licht (« Dimanche de lumière »), le cinquième opus que le sémillant Maxime Pascal et le collectif Le Balcon montent à Paris, ici en deux soirées avec la Philharmonie de Paris et le Festival d’Automne à Paris (coproduction Orchestre de chambre de Paris et Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris).

Le chef d’orchestre nous partageait l’année dernière en interview que Stockhausen était l’occasion de « réapprendre ». Ce n’est pas pour rien que l’enfance est très présente dans Licht – celle de Michaël dans Donnerstag aus Licht, la guerre entre les deux jeunes dynasties de Freitag aus Licht –, et à présent en réincarnation de Michaël comme vecteur de transition vers une nouvelle semaine. Aussi, le jeune âge, celui où la découverte du monde est conditionnée à une réception sensible plutôt qu’à des données statistiques ou métriques, est représenté par la perception des espaces par le public telle que voulue par Stockhausen. Dans les cinq scènes de Sonntag, cette grammaire nous fait redécouvrir la Salle des concerts de la Cité de la musique (scènes 1, 2 et 5) et la Grande salle Pierre Boulez de la Philharmonie de Paris (scènes 3, 4 et 5). D’abord, une disposition du public au parterre en triangles pointés vers un même centre, forme visuellement une étoile, pour l’union de Michaël et d’Ève. Dans la scène 2, des chanteurs encerclent le balcon, tandis que d’autres groupes d’Anges se déplacent en processions distinctes au parterre. Puis, Ève (flûte et cor de basset) et Michaël (ténor et trompette) se déplacent devant un écran dont les images changent au gré des cadavres exquis d’objets, de phénomènes naturels, de plantes et de mots d’amour prononcés. Le quatrième fragment expose musicalement et olfactivement les sept emblèmes de Licht par six chanteurs chorégraphiés, avant qu’une voix d’alto ne surgisse du fond du parterre, et qu’un cheval ne traverse la scène de cour à jardin… La scène 5 se joue deux fois simultanément dans les deux salles : des instrumentistes à la Philharmonie, des chanteurs à la Cité. Le public est invité à se déplacer de l’une à l’autre pour entendre les points de vue sonores distincts, sachant qu’à plusieurs reprises de ces trente-cinq minutes, un écran diffuse la musique et l’image de l’autre salle au-dessus du son produit dans la salle.


Sonntag aus Licht (Partie 1) (c) Denis Allard

Les enfants dépendent aussi de quelqu’un qui saura les guider. Nous ne pouvons pas dire que la Cité de la musique – Philharmonie de Paris ait particulièrement honoré l’engagement, par le placement libre chaotique pour les deux premières scènes, et l’absence d’information officielle sur quelle partie de la Grande salle Pierre Boulez devait se déplacer à la Cité de la musique pour la cinquième scène. La médiocre communication au public n’a heureusement pas affecté la qualité artistique du spectacle, qui doit être vu comme un ensemble de parties distinctes mais thématiquement convergentes. Comprenons-nous quelque chose à ce qui se trame ? Pas vraiment, mais nous nous prenons vite au jeu de ce rituel inclusif qui nous imprègne de l’atlas sonore si caractéristique de Stockhausen, constitué de psalmodies antithétiques et fédératrices, de chorals diffractés, d’un big-bang d’effectifs morcelés, d’une entropie grouillante, de ricochets en effet boomerang, d’une résonance intergalactique, d’une unité par la variété. Si nous ne savons rien de la cérémonie qui se joue, elle suscite une curiosité complète, l’envie de nous pencher sur certains détails pour tenter d’en retirer des caractéristiques qui nous seraient proches. Le plaisir de Sonntag aus Licht réside dans son temps long, pour lequel nous ne pouvons que saluer Le Balcon et ses remarquables interprètes d’avoir le courage aujourd’hui de s’affirmer avec un projet aussi colossal pour aussi peu de représentations. Et cette folle entreprise ne fonctionne que parce que Maxime Pascal s’est entouré d’une équipe de chefs de chant, de chœur et d’orchestre, de projection sonore et de réalisation informatique musicale pour proposer l’expérience Licht dans un déroulé minutieux, en particulier dans la scène 5, qui a dû donner des sueurs froides aux équipes techniques.


Sonntag aus Licht (Partie 2) (c) Denis Allard

La prouesse des tutti vocaux ultra-vivants concerne de façon égale le Chœur du Balcon, le Chœur Stella Maris et la Maîtrise du Conservatoire à rayonnement régional de Paris. La voix fatiguée du ténor Hubert Mayer ne l’empêche pas de réserver à Michaël des interventions satinées et en écho direct à ses partenaires, quand le trompettiste Henri Deléger se fait encore une fois maître du « jeu en déplacement ». L’ambitus phénoménal de la soprano Michiko Takahashi s’accompagne d’un sens inné du show pour la première apparition d’Ève, bientôt musicalisée par un cor de basset (Alice Caubit) et une flûte (Julie Brunet-Jailly) aussi sensuels et fusionnels que les instrumentistes en battles dans la scène 5.Les quatre Anges de Marie Picaut, Emmanuelle Monier, Josue Miranda, Florent Baffi embrasent la scène 2 d’une jolie homogénéité. La présence volcanique d’Antoin Herrera-López Kessel, l’engagement hallucinant de Damien Pass, la maîtrise vertigineuse de Jenny Daviet, la phrase ondulée de Pia Davila Chacon, la franchise d’émission de Safir Behloul, et l’étrangeté soutenue de Léa Trommenschlager font eux aussi honneur à une écriture vocale qui sait trouver et égarer.

La patte de mise en espace est peut-être moins affirmée ici que dans les Licht précédemment présentés par Le Balcon, notamment Freitag aus Licht et Dienstag aus Licht. Ted Huffman ne change pas son habitude du plateau blanc et nu, mais possède moins de marge de manœuvre pour la direction d’acteurs (très dépendante aux mouvements requis par Stockhausen). La scène 2 demeure selon nous la plus réussie, avec ses Anges gigoteurs dans les couloirs créées entre les blocs de public, et ses ampoules comme des petits cailloux permettant de pister en temps réel les interlocuteurs. Pour la suite, Ted Huffman utilise la scène comme une toile reflétant les vidéos et photos qu’il projette (trop ?) littéralement avec les énumérations du livret, dans un word art dont nous aurions attendu sûrement plus de développement. Les animaux cités sont quant à eux illustrés de dessins d’enfants, pour anticiper ceux qu’auront Ève et Michaël ou pour rappeler les cycles temporels, de la fin d’une semaine (« Dimanche de lumière ») vers la suivante (« Lundi de lumière »). C’est d’ailleurs le jour de la lune qui sera le prochain sur la liste : Montag aus Licht sera présenté à l’automne 2025 !

Thibault Vicq
(Paris, 16 et 20 novembre 2023)

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