Sonya Yoncheva et Plácido Domingo à Sofia dans un gala rondement mené

Xl_s._yoncheva___p._domingo_-_sofia © Thibault Vicq

Sonya Yoncheva, star internationale. Plácido Domingo, star internationale. Quel est le résultat de leur somme ? Les deux monstres sacrés avaient notamment fait l’essai de l’union dans Luisa Miller au Metropolitan Opera en 2018. À présent, c’est sur ce duo que la soprano bulgare parie les yeux fermés pour le premier concert de sa société de production SY11 Events. En plein air, devant la cathédrale Alexandre Nevski, dans le centre-ville de Sofia. Une caméra-drone bourdonne dans le ciel pour des vues aériennes, la file d’attente s’allonge à perte de vue sur les pavés avant le sas de sécurité et le scan des billets. Le coucher de soleil fait briller les bulbes verts et dorés de l’édifice religieux emblématique de la capitale. Des écrans de chaque côté de la scène annoncent les deux chanteurs dans des animations noir et or. Une soirée d’été, un petit vent dans la lumière déclinante, tout le monde a pensé à sa doudoune ou à sa petite laine.

Sonya Yoncheva a vu les choses en grand, a voulu faire plaisir au public. Ceux qui l’ont suivie ces derniers temps peuvent reconnaître les airs qui lui ont réussi récemment, comme dans son récital Met Live Stars in Concert en février ou son passage en clôture du Festival Radio France Occitanie Montpellier fin juillet. « Tacea la notte placida » (extrait du Trouvère) triomphe de simplicité : elle époussette la couche de tragédie ambiante pour livrer un point de vue à hauteur humaine, de son timbre laiteux-crémeux miellé. « Un bel dì, vedremo » (Madame Butterfly) appose une ligne musicale à des pensées fugaces, mais profondes. Violetta subjugue de ses nuances, et assène une vérité de situation avec une impressionnante économie de moyens face au Germont de Plácido Domingo. Ce dernier a tendance, sur l’air « Madamigella Valéry », à se reposer sur ses lauriers, à ne chanter que pour lui seul. S’il fonctionne par automatismes et sans interactions émotionnelles, il soigne pour autant la rondeur de la voix, dans un tracé de phrase qui nie toute dureté. Carlo Gérard (Andrea Chénier) ne peut quant à lui pas figurer au rang des « bons restes », tant la cristallisation exhaustive de la prononciation insère le discours musical dans un chaudron de potion magique onctueuse. Nouveau face-à-face verdien avec Aïda : lui campe un Amonasro majesteux, au vibrato superbe ; elle, une fille battante, ivre de liberté, jusqu’à des graves hallucinants dans l’humidité de la terre d’automne. La deuxième partie est surtout consacrée à la zarzuela, une pioche parfaite pour le baryton espagnol, biberonné au genre, et la soprano, qui devant les Madrilènes a récemment passé l'épreuve du feu de ce répertoire. Plácido Domingo taille en orfèvre les lignes aux dimensions de sa propre voix. Il n’omet aucun ingrédient, du rythme des mots jusqu’au cliffhanger des ralentis, en passant le moelleux du son. Sonya Yoncheva a trouvé l’équilibre entre une diction espagnole minutieuse et une gradation des envols. Chacun fait preuve d’une densité tout terrain, remarquablement adaptée à la courbure des mots et à la tournure harmonique.

Les concerts extérieurs de cette envergure laissent généralement la surprise quant à la prise de son. Il y a clairement peu à redire au niveau des voix ; l’amplification de souris du Sophia Philharmonic fait tiquer, alors que la formation orchestrale se donne à fond pour un résultat que nous n’entendrons jamais. Les tessitures basses sont peu audibles, si bien que ce qui sort des hauts-parleurs ressemble à un gruyère sonore fondu par la chaleur. Ce pudding possède malgré tout les nombreux atouts que le chef Nayden Todorov expose. Aux esquisses mélodiques horizontales répond une adhérence habile des appoggiatures. Des vagues décroissantes rendent palpables les changements d’atmosphère souvent soudains. Il interprète d’ailleurs le plus bel Intermezzo de Cavalleria Rusticana que nous ayons entendu depuis longtemps, grâce à ses étirements distincts en simultané selon les strates sonores. L’enrobage ne fait pas oublier la maîtrise des atmosphères plus douces, car le directeur musical obtient le meilleur du Sophia Philharmonic lorsque la phrase ne tient plus qu’à un fil, comme dans « No me mires más ». En dehors d’un Mambo empâté (West Side Story), la sonorisation n’aura donc pas été à la hauteur du travail accompli avec la phalange bulgare, qui bataillait également contre les moustiques.

Les interprètes se prennent tellement au jeu des bis qu’ils en deviennent indécis sur ce qui va suivre. Après les airs prévus en rappel et un feu d’artifice de quelques minutes au-dessus de la place, des bribes d’extraits déjà chantés se succèdent entre quelques dizaines de secondes de temps morts sur des demandes techniques. Un prompteur ? Un pupitre ? Un duo ? Un tutti orchestral ? Nous nous demandons même à un moment si la scène ne va pas faire place à un bœuf. Nous lisons dans les yeux pétillants de Sonya Yoncheva sa joie communicative, son désir de partager avec le public sofiote, au terme d’un programme qui aura réaffirmé deux personnalités lyriques fortes. Ajouter deux stars l’une à l’autre décuple donc leurs qualités individuelles, et laisse libre cours au sillage des légendes que s’en créeront les spectateurs.

Thibault Vicq
(Sofia, 31 août 2021)

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