Pour beaucoup de lyricomanes, le nom d’Umberto Giordano est associé d’emblée à Andrea Chénier (1896), titre qui fait de l’ombre à d’autres de ses œuvres peut-être même plus réussies, comme Fedora (de deux ans la cadette de Chénier) et dont notre collègue Emmanuel Andrieu racontait en avril dernier les tenants et aboutissants lors de représentations à l’Oper Frankfurt. C’est au tour du Teatro alla Scala de s’en ressaisir, pour ce qui s’apparente à un double événement : une prise de rôle de Sonya Yoncheva et le grand retour de Roberto Alagna dans un rôle entier sur la scène milanaise depuis les huées qu’il avait reçues dans Aïda en 2006 (ce qui lui avait valu de quitter non seulement la scène ce soir-là, mais aussi la production). Les deux chanteurs atteignent des sommets, aux côtés d‘une distribution plus qu’incarnée et de Marco Armiliato, maestro en état de grâce.
Sonya Yoncheva est plus vériste que vériste. Elle sidère d’abord par l’utilisation de son corps sur le plateau, dans sa manière de toucher et sentir la lettre de son futur époux, comme un apprentissage de la présence imminente de cet être dans sa vie, avant d’apprendre qu’il n’en fera pas partie. Régulière dans la totalité de la tessiture, elle peut prendre des bains régénérants d’orchestre et imposer par ses nuances des affects vrais rendus plus puissants encore sur scène. Une voix à son apogée, un chemin guidé par la phrase, une présence magnétique, un souffle qui lui permet la moindre subtilité : la soprano bulgare semble jouer sa vie, jusqu’à des graves gutturaux touchant au cœur, possédée par la culpabilité qui la ronge. Roberto Alagna – pour les trois premières, Fabio Sartori se chargeant des quatre dernières – est lui aussi un super-héros de vérisme, générant la rêverie à partir de la réalité grâce à cette voix fringante, reconnaissable entre toutes. Bâtisseur de cathédrales de sentiments à partir de la seule matière première du chant, il donne naissance à la lumière de rosaces claires. Et si la présence scénique semble légèrement en retrait, c’est également pour extérioriser la distance invisible qui sépare Loris de Fedora. Le triomphe qu’il reçoit à l’issue de la représentation est incontestable : le ténor avait terriblement manqué au Teatro alla Scala !
Le reste de la distribution fait durer le plaisir. Serena Gamberoni est un roc d’élancement souple en une ligne éloquente ; George Petean personnifie avec beaucoup de corps, en magicien de la texture, le questionnement et la preuve ; Romano Dal Zovo déroule sans mal la confiance et la rationalité de l’enquêteur ; la longueur émouvante d’Andrea Pellegrini et la facétie soignée de Gregory Bonfatti sont d’égale qualité aux prestations de Caterina Piva, Carlo Bosi, Gianfranco Montresor et Costantino Finucci.
En 2019, le cinéaste Mario Martone avait placé La Khovanchtchina dans un futur post-apocalyptique. Il ancre à présent sa Fedora – son troisième Giordano pour La Scala, après La cena delle beffe et Andrea Chénier – dans une temporalité plus actuelle, bien entouré par une scénographe (Margherita Palli), une costumière (Ursula Patzak) et un artiste lumières (Pasquale Mari) talentueux qui soutiennent clairement un propos pourtant peu dispensieux en plus d’idées. Toutefois, l’exécution s’avère efficace dans ses esquisses de film d’espionnage et ses références visuelles à trois tableaux identifiés de René Magritte. Giordano a conçu un geste musical concis, ciblant le projecteur sur ses personnages. Martone fait de même, en figeant les personnages qui ne seraient pas « prioritaires ». C’est aussi une façon de jalonner en pièces à conviction cette enquête policière mise à l’épreuve par l’amour de Fedora et Loris, même si nous aurions espéré plus d’ambiguïté sur le personnage de Fedora et sa domination consciente sur son amant. Qu’importe, le metteur en scène fait fonctionner l’imagination du spectateur sur l’histoire racontée, c’est déjà un bon point.
Il faut dire que la musique de Giordano, concomitante à l’arrivée du cinéma, possède un « montage » propre au septième art. Le compositeur n’hésite pas à synthétiser certains airs pour en décupler la puissance expressive, et à adapter son arsenal instrumental (dont un piano, en écho à l’action de scène) pour s’approcher d’une singularité de langage. Si nous retrouvons un Orchestra del Teatro alla Scala prodigieux après la préoccupante exécution de La Gioconda en juin dernier, c’est également du fait de Marco Armiliato, qui renforce la fondation orchestrale et soude les portées partout où c’est possible. Il n’a pas juste planté des graines avec la phalange milanaise, il fait entendre une forêt touffue de couleurs, fruit d’une maturation centenaire ! En résulte une direction organique basée sur les réactions à chaud des personnages, dans lesquelles il instille une part de merveilleux. Les vases communicants sont maîtres : son vérisme a la texture du film noir et de la féerie, traversée de sublimes ressacs harmoniques. Les bravi pleuvent !
Thibault Vicq
(Milan, 15 octobre 2022)
Fedora, d’Umberto Giordano, au Teatro alla Scala (Milan) jusqu’au 3 novembre 2022
17 octobre 2022 | Imprimer
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