Girls of the Golden West, création mondiale événement de la saison 17-18 au San Francisco Opera par John Adams et Peter Sellars (nous lui avions alors consacré un article de présentation), arrive enfin en Europe, à l’Opéra national des Pays-Bas, qui coproduit l’œuvre avec le Dallas Opera. Après une première partie formidable tant le livret et la musique s’imbriquent à la perfection, le second acte est plus laborieux, entre baisses de régime de la partition et ellipses dans le livret et la mise en scène.
À Rich Bar et Downieville (Californie), au début des années 1850, des milliers d’hommes viennent tenter leur chance pour dénicher l’or qui leur fera échapper à leur modeste existence. Ils espéraient le succès ; la réalité les confronte à la concurrence vorace et à des conditions de vie misérables. Les femmes sont souvent reléguées à des fonctions « support », comme les trois personnages principales de Girls of the Golden West : la prostituée chinoise (Ah Sing), la serveuse mexicaine (Josefa) et l’épouse suivant son mari banquier (Dame Shirley). Le livret compile des récits, lettres et articles de presse historiques pour d’abord parler du quotidien des mineurs et de ces femmes emblématiques oubliées par le temps, avant de bifurquer vers la question du racisme et de la montée d’un nationalisme ambiant, réfractaire à la réussite des populations non-blanches.
Girls of the Golden West, De Nationale Opera ; © Ruth Walz
Le premier acte, construit comme un film choral, fait prendre part au bouillonnement industriel et multi-culturel que le Sud-Ouest des États-Unis vivait à cette époque. La musique de John Adams, passionnante et rythmée, évoque le travail éreintant à la mine, les voyages en diligence sur les routes bosselées et la formation d’alliances entre les ouvriers. Les harmonies et les dissonances sentent le vent poussiéreux et les larges plaines, comme chez Copland. Le groupe (le chœur, d’une écriture dramatique prodigieuse, comme toujours chez le compositeur) et les personnages séparés (Joe et Clarence, ouvriers blancs américains ; Ramón, serveur latino ; Ned, cowboy noir fraîchement libéré de l’esclavage) trouvent un équilibre étourdissant dans un livret qui superpose histoires d’amour et fresque haletante. La scénographie, très comédie musicale, agence efficacement l’espace avec des décors à roulettes figurant la forêt, les bars et les boudoirs.
Dans la deuxième partie, relatant les affres de la Ruée vers l’or, les incohérences de l’action rendent les rebondissements parfois peu fins, et les maladresses de la mise en scène et des éclairages passent complètement à côté des intentions du livret. Nous peinons à comprendre pourquoi un couple qui se sait menacé par l’atmosphère de haine de l’ « étranger » (Josefa et Ramón) ne se cache pas. L’impressionnante souche d’arbre autour de laquelle s’articule le II n’aura d’utilité que dans les quelques premières minutes, puis empêchera les moments intimistes de s’épanouir. Pis encore, la partition tombe dans des sentiments édulcorés (Ah Sing et Joe), un minimalisme presque bâclé dénotant trop avec la parfaite maîtrise de la première heure, et une platitude dommageable malgré des orchestrations souvent transcendantes et des pics musicaux inattendus, à l’orée des sonorités de Bernstein et d’un style résolument lumineux.
Le racisme devient chez Peter Sellars un « sujet du jour » voulant à tout prix entrer en résonance avec les États-Unis de Trump. Dans une dramaturgie de film noir sans nuances, cette incursion sociale tombe complètement à plat. Le féminisme tant attendu n’occupe en outre jamais l’horizon : le destin de ces trois femmes n’est ni hors du commun, ni issu d’une lutte acharnée. Dame Shirely porte la culotte dans son ménage, mais ne restera qu’une entremetteuse superficielle entre les personnages. Sa liaison avec Ned est effleurée, tandis qu’Ah Sing prend la position de victime passive. Josefa, qui tue Joe après qu’il l’a violée, n’est quant à elle étoffée que dans la dernière demi-heure.
Girls of the Golden West, De Nationale Opera ; © Martin Walz
En dépit de cette déception scénique et musicale de la deuxième partie, le jeune plateau vocal et la fosse sont un régal absolu. La fureur stravinskienne n’est jamais perdue de vue par un Paul Appleby (Lucas van Lierop le 17 mars) au zénith, explorant avec complexité le personnage auto-destructeur de Joe dans un jeu renversant et un chant juteux et solaire, tout en projection nacrée. Dame Shirley (Julia Bullock) est la femme de grande stature que nous attendons, visionnaire et sémillante, fédératrice et empathique, comme une dragée de son, fondante et robuste. Le Ned de Davóne Tines est lui aussi spectaculaire, par ses regards et ses vibratos dans le cœur des notes, par sa diction et son élasticité libérée. Même si les graves sont la partie peut-être plus sensible de la tessiture d’Elliot Madore, son incarnation de Ramón est propice à la douce rêverie. Nous pardonnerons volontiers la prononciation espagnole en patate chaude de sa maîtresse Josefa (J’Nai Bridges) en raison de son timbre incandescent, immergeant aussitôt l’auditeur dans sa psyché délicate (autant dire que c’est un exploit, étant donné la pauvreté de l’écriture du rôle). La puissance de voix et les aigus scintillants d’Hye Jung Lee sont mis à contribution pour révéler la fragilité du personnage d’Ah Sing. Ryan McKinny prend quant à lui les traits d’un Clarence éperdu et idéaliste, sous la noirceur de ses convictions.
Le chœur d’hommes de l’institution amstellodamoise est irréprochable de précision rythmique et d’interprétation, tout comme le Rotterdam Philharmonic Orchestra, qui sous le galbe impeccablement dessiné par le chef Grant Gershon, remplit la musique de couleurs mordorées qui attendent leur révélation. Il ne fait aucun doute que la musique de John Adams est servie sur un plateau d’argent. De la prochaine collaboration entre le compositeur et Peter Sellars, nous attendrons donc moins un travail conformiste et finalement peu osé de rat de bibliothèque, qu’une vraie plongée romanesque !
Thibault Vicq
(Amsterdam ; 7 mars 2019)
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