À chaque écoute d’Eugène Onéguine, on ne peut rester de marbre devant la sincérité de ses personnages, de la manière dont la musique ressasse ses motifs en faisant espérer une deuxième chance aux paroles déjà regrettées ou à un dénouement déjà écrit. Et pour cause, le roman originel de Pouchkine écrit noir sur blanc les futures circonstances de la mort de l’auteur (dans un duel d’honneur, au pistolet), et l’opéra de Tchaïkovski reflète la vie tourmentée du compositeur (qui s’identifie aussi bien à la solitude de Tatiana qu’au détachement d’Onéguine).
La production de l’Opéra national du Capitole, qui devait marquer les débuts absolus de Stéphane Degout dans le rôle-titre en 2021 – période Covid –, peut enfin s’étrenner dans la distribution alors prévue, alors que le baryton s’est finalement frotté au personnage à la Monnaie de Bruxelles début 2023. Il livre à nouveau un triomphe de la syllabe, de l’évolution vocale du protagoniste, mât somptueux sur les vagues modulantes de l’orchestre. On retrouve la fluidité de la ligne qu’il possède sur ses autres répertoires, mais on comprend qu’il ne cherche pas à reproduire les recettes qui fonctionnent ailleurs. Le russe l’invite à des possibilités d’italiques, à la torsion de la phrase, additionnellement à ce qui est écrit. Il exalte le réel en même temps qu’il participe à l’épanchement opératique, la classe en plus.
Eugène Onéguine - Opéra national du Capitole, Toulouse (2024) © Mirco Magliocca
Ultralaser, lance-soleil, déflagration, hydrocanon, pied voltige, giga-impact… Si les attaques Pokémon les plus puissantes de tous types avaient leur équivalent instrumental, le chef Patrick Lange en serait le dresseur ultime. Mû par l’enjeu, il œuvre à la préservation d’une épaisseur, d’un mastic, dans un immense ballet fantomatique qui ne fait jamais semblant. Les spectres et les déceptions ont autant de corps que le langage délivré, dans une affluence permanente qui restitue au plus près la confusion des sentiments, jusque dans le piano le plus pudique. Les accords sont d’époustouflants puits sans fond, et l’infini de l’Orchestre national du Capitole se concrétise par ses infatigables questions-réponses et une pâte pétrie de sonorités parfaitement imbriquées, irriguée de flux nourriciers et confirmant sa place de choix parmi les institutions musicales hexagonales.
Sous la houlette de Florent Siaud, les décors raffinés de Romain Fabre et les costumes léchés de Jean-Daniel Vuillermoz se substituent à une proposition de mise en scène. Au-delà du choix discutable de proposer deux entractes, l’organisation de l’espace en deux parties – intérieur noble à l’avant, forêt à l’arrière – met tout le monde un peu à l’étroit sans justification. Le bal du deuxième acte semble d’ailleurs se tenir dans une loge d’artiste plutôt que dans un palais cossu. La direction d’acteurs se dégrade d’acte en acte : elle ignore la tension entre Tatiana et Onéguine, infantilise Lenski – le duel ne semble qu’être le résultat d’une brouille de cour de récré –, élude les codes d’honneur. Il évite de fait le théâtre pour les chanteurs, en le « remplaçant » d’éléments périphériques au second plan : vidéos de visages (qu’on ne reconnaît pas), errances inutiles entre les arbres, chorégraphies Holiday on Ice, et citations (du roman de Pouchkine) projetées comme ces pensées inspirantes qui attendent l’approbation collective sur les réseaux sociaux. Les images policées et désincarnées de Florent Siaud n’attisent cependant aucune animosité ; elles se laissent regarder sans déplaisir, même si on aurait aimé qu’elles racontent quelque chose.
Eugène Onéguine - Opéra national du Capitole, Toulouse (2024) © Mirco Magliocca
Dommage, car les voix s’avèrent pleines de ressources, dont elles auraient pu tirer profit dans une dramaturgie digne de ce nom. Le luxueux Andreas Bauer Kanabas file une diction exemplaire et un timbre d’empreinte en Grémine, tout comme Carl Ghazarossian et Yuri Kissin entraînent sans peine. Juliette Mars (Madame Larina) convainc pour l’alignement entre humeur et vocalité, au contraire de la peu réconfortante et peu phrasée Filipievna de Sophie Pondjiclis. Le rendez-vous d’Eva Zaïcik avec Olga se présente en franche réussite de facétie et de séduction musicale. Valentina Fedeneva, à la tessiture généreusement garnie comme un varéniki, octroie pleines densité et expressivité à Tatiana, oiseau au plumage coloré qui se retient d’extérioriser ses émotions. Sa voix de vérité, au calme olympien, parvient à communiquer un étang de remords et la peur de ses propres paroles, en particulier dans l’air de la lettre, tandis que la rigueur lui fait tenir tête à ses sentiments dans le finale. Le Lenski de Bror Magnus Tødenes oscille entre le laborieux et le scolaire. Les aigus bien attrapés au premier acte lui deviennent moins accessibles au fur et à mesure de la soirée, parallèlement à la monotonie rugueuse et à la perte de confiance qui le gagnent. Le Chœur de l’Opéra national du Capitole, préparé par Gabriel Bourgoin, fait honneur au tumulte des bals et magnifie la ferveur de la foule.
Thibault Vicq
(Toulouse, 20 juin 2024)
Eugène Onéguine, de Piotr Illitch Tchaïkovski à l’Opéra national du Capitole (Toulouse) jusqu’au 2 juillet 2024
Diffusion sur Radio Classique le 7 septembre 2024 à 20h
21 juin 2024 | Imprimer
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