Dans la puissante et intimidante filmographie d’Ingmar Bergman, le long-métrage Sonate d’Automne (1978) n’est pas celui qui nous serait venu d’abord à l’esprit pour une transcription opératique. Créée en septembre 2017 au Finnish National Opera d’Helsinki, l’adaptation de Gunilla Hemming mise en musique par Sebastian Fagerlund parvient pourtant à sortir du cadre de l’exercice de style sans pour autant inviter à un jeu des sept erreurs avec l’original.
Comme dans le scénario, le livret en suédois dépeint les retrouvailles amères, après sept ans, d’une mère pianiste (Charlotte Andergast) et de sa fille Eva. Alors que flotte l’ombre des morts – le dernier mari de Charlotte (Leonardo), ainsi que l’enfant d’Eva et de son mari Viktor –, la partition superpose le présent des reproches et le passé douloureux. Un piano en écho disloque parfois les nappes de cordes pour mettre en exergue l’inconfort des situations. Les éruptions orchestrales ne soutiennent pas uniquement les joutes douloureuses, elles servent d’appât à d’autres bribes de haine enfouie. Bien que les montagnes russes malaisantes du film ne soient pas atteintes, il se dégage des couleurs opportunes selon le type de discours (apartés, renvois vers d’autres personnages, souvenirs), emportant le spectacle vers un univers en plan large. L’entrée du chœur s’extrait des pensées de Charlotte, de son incompréhension à ne pas être aimée. Des gammes funèbres s’insèrent au tableau vocal pour ne pas perdre de vue la carrière soliste déclinante de la mère.
Le compositeur finlandais Sebastian Fagerlund voit en tout cas les teintes orangées de sa partition bien prises en main par John Storgårds et un orchestre de la maison attentif et équilibré.
Sur le plateau, les attentes sont comblées avec les trois rôles féminins. La mezzo Anne Sofie von Otter s’avère impériale dans le rôle de Charlotte (écrit pour elle) pour le dosage verbal et les justes coquetteries qu’elle lui inculque. C’est une mère fière, au timbre partageur comme la version romancée de sa vie, fuguant dans la négation de son propre malheur. Eva (Erika Sunnegårdh) vide son sac en autant d’étapes que de techniques vocales. Le légato berçant de l’amour se transmue en staccato de ressentiment, puis en parlé-chanté de colère. Elle donne le sentiment, avec grande classe, d’avoir le souffle coupé par la virulence de ses révélations. Grâce et étendue prennent racine chez Helena Juntunen, saisissante en sœur paralysée et quasi-muette dont les pics autonomes de vocalises s’imbriquent aux autres lignes mélodiques en toute simplicité. Avec moins de raideur expressive et de fragilité, le baryton Tommi Hakala aurait pu emporter l’adhésion par son onctuosité et ses aigus au beau ramage. Le jeu d’acteur constitue un atout pour Nicholas Söderlund, doté d’un timbre émouvant, malgré un vibrato trop oscillant.
Le metteur en scène Stéphane Braunschweig décloisonne intelligemment les plans de caméra de Bergman pour inverser le rapport mère-fille. Il affecte la noirceur des regards et l’amour tari par les distances qu’il impose à ses personnages, si bien que les face-à-face ont des allures de western. La présence de la mère est prépondérante, accentuée par un piano et des fauteuils de concert où se trouvent les chœurs – la fanbase captive de Charlotte –, en milieu de scène, alors que la chambre d’Helena est reléguée à une petite pièce. La trouvaille pertinente du directeur de l’Odéon – Théâtre de l’Europe est donc de démultiplier visuellement la conscience de la mère et d’ouvrir son pouvoir d’influence carnivore à la fois au spectateur et aux autres rôles.
On n’assiste donc pas une à simple tentative de théâtre « musicalisé » en copie conforme du scénario, mais à une proposition convaincante de réappropriation de l’œuvre, qui a justement été nommée à la meilleure création musicale aux International Opera Awards 2018.
Thibault Vicq
(operavision.eu, mai 2020)
Höstsonaten (Sonate d’automne), de Sebastian Fagerlund, en streaming jusqu’au 27 juillet 2020 sur OperaVision
23 mai 2020 | Imprimer
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