Richard Jones nous a régalés il y a quelques semaines outre-Manche (depuis notre salon) avec sa Gloriana de Britten à la Royal Opera House ; il nous mène à une enthousiasmante satiété avec Hansel and Gretel, version en anglais du grand classique d’Engelbert Humperdinck (en pays germaniques, du moins) devenue un pilier du répertoire du Metropolitan Opera. Sa représentation du conte de Grimm assume un réalisme social point trop appuyé au premier tableau, dépeint une imagination référencée au réel dans la forêt, et transforme la sorcière en un prédateur d’enfants dans un entrepôt sordide. Dans les trois parties, il contourne la tentation du tout-psychanalytique ou du tout-image d’Épinal pour proposer une interprétation poétique aux fluctuations de perception. La faim est métonymique : c’est une table. Dépouillée chez les parents, rustique au bois, nappée d’une toile cirée d’anniversaire dans la maison en pain d’épices. La nourriture est organique, écrasée et étalée sur le corps et les surfaces. Hansel et Gretel mordent à l’hameçon avec ce qu’ils peuvent réellement manger (une forêt-noire géante) plutôt que par la vue d’une chaumière aux senteurs de rêve. Le metteur en scène actualise l’histoire avec la rationalité d’une jeune génération qui a perdu sa naïveté par le monde qui nous entoure. La magie n’a plus le droit de cité, tout se transforme par une main humaine, et c’est cette vision pessimiste et dérangeante qui rend le spectacle si pertinent. Pour s’en convaincre, il faut voir les baies récoltées sur des personnages déguisés en arbres ou les desserts – véritables – de la sorcière (achetés chez de prestigieux commerçants à Manhattan, apprenons-nous dans les bonus) transformés en pudding de gavage avec un nécessaire à pâtisserie.
Les tentations pullulent pour faire partir la magnifique partition en roue libre indigeste. Cependant, le chef Vladimir Jurowski la traite avec déférence, épaulé par le professionnalisme à toute épreuve du Metropolitan Opera Orchestra. Il contourne les extrema : il teinte les surfaces d’une feuille à colorier en respectant à la lettre de ne pas dépasser des traits extérieurs, mais il réaménage les motifs intérieurs dans une envie irrépressible de délier la musique. Par la navigation entre deux eaux (« trop respecter les annotations » contre « trop s’en éloigner »), l’esquisse d’un sillage intensément personnel ne cède ni au lyrisme baveux ni à la restitution scolaire. La texture harmonique y acquiert puissance et réactivité dans un univers de conte de fées où nous nous blottissons avec insouciance.
Les voix atteignent un firmament gourmand jusque chez les seconds rôles bien campés de Lisette Oropesa et Sasha Cooke. La composition d’Alan Held en patriarche imposant (presque effrayant d’égoïsme en responsable de la déchéance familiale) fait perdre la raison tant le prisme rayonnant du timbre se conjugue à l’habileté prosodique. Rosalind Plowright chante une Gertrud passive agressive et dépressive, aux accents cartoonesques. Quelques aigus auront du mal à être pleinement atteints, mais la profondeur l’emporte. Christine Schäfer et Alice Coote, titulaires des rôles-titres, insufflent aux enfants une maturité clairvoyante : Richard Jones n’a heureusement pas laissé le théâtre créer un stéréotype d’identité (les adultes agissant comme des jeunes enfants, la sœur sage contre le frère turbulent), et cela se sent aussi vocalement. Si Gretel est claire et cristalline, Hansel réussit à être parfois plus aérien. Si Hansel est musicalement plus aventureux dans son phrasé, sa sensibilité en strates redouble d’éclat, alors que Gretel fait de son ancrage dans la note le point de décollage d’une maline résilience. Enfin, la performance survoltée de Philip Langridge en Sorcière mielleuse et pulsionnelle met également le public d’accord, comme le très satisfaisant Chœur d’enfants.
Thibault Vicq
(metopera.org, 11 juin 2020)
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