John Adams a recréé des événements contemporains par la composition : un voyage présidentiel (Nixon in China, son premier opéra), une prise d’otages (The Death of Klinghoffer), un séisme (I Was Looking at the Ceiling and Then I Saw the Sky)... Contrairement à ces titres documentés par les médias accessibles, Doctor Atomic (créé en 2005 au San Francisco Opera) repose sur des archives longtemps gardées confidentielles par le pouvoir américain, et pour cause : il est centré sur le physicien J. Robert Oppenheimer, développeur des premières bombes atomiques en 1945.
Peter Sellars en a produit un époustouflant livret à la fois narratif et psychologique, sur la responsabilité morale de la recherche nucléaire. Du titre au parfum de série Z, le dramaturge tire la touche faustienne et prométhéenne avec une rare subtilité pour l’intégrer à un format peu conventionnel de biopic sur l’invisible. Invisible comme le secret défense, invisible comme les communautés locales réduites au silence ou les populations japonaises bientôt massacrées à Hiroshima et Nagasaki ; invisible comme les accords politiques de fin de Seconde Guerre mondiale. On est témoin des échanges avec l’intransigeant général Leslie Groves (à la barre des opérations), des désaccords avec le scientifique Edward Teller ou des appels humanitaires par le jeune Robert Wilson (rien à voir avec l’homme de théâtre !). La crainte se lit sur tous les visages, et quand l’intensité atteint un point de non-retour, c’est la poésie qui devient seul vecteur de la parole : un sonnet de John Donne à la fin du premier acte (voir vidéo) et un extrait du Mahabharata (le Bhagavad-Gita, vision de mort avant la bataille) pendant le compte à rebours du test atomique de juillet 1945 au Nouveau-Mexique.
John Adams agence sa musique entropique dans un effectif de science-fiction, aux timbales tonnantes et au suprême déluge de cuivres. Si l’écriture vagabonde entre les personnages, elle adopte le point de vue tendu des neutrons en collision ou en libération. La détente cache une explosion, à moins que ce ne soit le contraire. La plénitude des quatre éléments de la nature affronte le fourmillement du tableau périodique de Mendeleïev. La partition intègre la marge d’erreur infime qui ronge les scientifiques pris sur le vif, et c’est là que la fusion des notes et des mots élève Doctor Atomic en œuvre inoubliable. Des lauriers sont à décerner à Lawrence Renes, dont les interactions avec le Netherlands Philharmonic Orchestra traduisent de manière limpide le matériau rythmique vertigineux et la pâte sonore en désintégration.
Pour adapter son livret à la scène conjointement à une partition superlative, Peter Sellars a compris que l’esbroufe était inutile. Il situe Oppenheimer, son chapeau et sa cigarette à l’époque de l’action, mais les personnages évoluent sur un plateau imbibé d’une science secrète, que les éclairages, les schémas tracés au sol et l’ossature de décors en lignes croisées, associent à la recherche et aux calculs. On aperçoit d’ailleurs quelques clins d’œil gestuels à la version originale d’Einstein on the Beach, du trio Philip Glass-Robert Wilson-Lucinda Childs (cette dernière signant aussi la chorégraphie de la production de Doctor Atomic). Dans la mesure où les travaux d’Einstein ont servi à Oppenheimer, le lien était incontournable ! La bombe reste suspendue pendant tout l’acte deux : c’est la créature, l’objet des convoitises, le rapport de force, la pièce maîtresse de l’engrenage dramatique.
Et quelle brochette vocale ! Gerald Finley (Oppenheimer) et Eric Owens (Groves) définissent avec brio deux facettes du devoir et de la laideur morale : le premier chante avec hardiesse le tourment intérieur en invocations, joue et rejoue ses propres questionnements de l’utilité publique, quand le second déploie une précision chirurgicale à ses couperets décisionnels militaires. Kitty Oppenheimer (Jessica Rivers, lactée, personnifiant le masque de la peur) incarne le versant d’ange gardien de son mari. Les graves compacts et vocalises mélancoliques d’Ellen Rabiner insufflent une épaisseur bienvenue au rôle de la domestique indienne Pasqualita. Les spores chantantes de Richard Paul Fink coopèrent avec le calme olympien et sarcastique de Teller, alors que le timbre soyeux déployé par Thomas Glenn traduit autant l’assurance d’un jeune idéaliste que ses rêves brisés. James Maddalena et Jay Hunter Morris élargissent eux aussi la cartographie des humeurs d’un corps scientifique dans le feu de l’action, quand le Chœur du Dutch National Opera fait résonner la voix des civils.
On peut enfin noter l’exigence d’une captation profonde et nerveuse, accentuant la plongée du spectateur dans cette reconstitution historique qui a tout l’air d’un chef-d’œuvre.
Thibault Vicq
(operaballet.nl, mai 2020)
Doctor Atomic, de John Adams et Peter Sellars, en streaming jusqu’au 24 mai sur le site du Dutch National Opera
20 mai 2020 | Imprimer
Commentaires