Vienne a eu son concert lyrique de confinement (« Wir spielen für Osterreich », le 19 avril). C’était au tour de New York d’organiser son ambitieuse soirée de prestige, samedi. Le Metropolitan Opera a vu les choses en grand pour son « At-home Gala », en réunissant 39 artistes sur près de quatre heures (certes entrecoupées de mini-discours au positivisme états-unien et d’apostrophes amicales parfois longuettes entre artistes) ! Saluons d’emblée la performance technologique et la coordination de ce récital bricolé en un temps record, ainsi que la contribution de tous les chanteurs à leur domicile, répartis sur huit fuseaux horaires. De tous, sauf d’Anna Netrebko et Yusif Eyvazov, qui se sont contentés de profiter des conditions du plateau télévisuel de Vienne pour enregistrer chacun une exclusivité pour le Met (dans le même décor aux rideaux argentés, avec l’excellent pianiste Jendrik Springer). Le couple-star préfère donc dévoiler ses créations culinaires sur son compte Instagram plutôt que se plier aux règles du jeu d’une soirée visant à promouvoir la campagne de levée de fonds « The voice must be heard », de l’institution new-yorkaise. La prise de son professionnelle et la technique évidente n’outrepassent en aucun cas la vacuité émotionnelle du ténor et l’agressivité vocale de la soprano. On est d’ailleurs un peu gêné par la position conclusive de celle-ci, justifiée des présentateurs Peter Gelb et Yannick Nézet-Séguin (respectivement directeur général et directeur musical du Met) par un talent inégalable dans le panorama des sopranos. Cela a dû plaire à Sonya Yoncheva (en Rusalka délicate, sans pathos, étendant des spores magiques), Lisette Oropesa (tout en dentelle vocale dans Meyerbeer), Erin Morley (qui s’accompagne elle-même au piano dans un enjoué « Chacun le sait », de La Fille du régiment) et Angel Blue (dans un délicieux et exclamatif extrait souriant de Louise), passées avant elle au cours du concert !
Pour le reste, la « haute ambition artistique » de ce gala connecté remplit son objectif de « rapprocher grâce à l’art et à la musique et de réunir sans frontières le monde de l’opéra », pour citer librement les deux animateurs. La détente prédomine, et certaines situations cocasses apportent leur lot de preuves du direct. Javier Camarena est reconnaissant envers ses voisins zurichois de l’entendre chanter son air drapé et virtuose d’Il Pirata à 22h45, et fait remarquer lapidairement à Peter Gelb et Yannick Nézet-Séguin (qui ont repris la parole après son air) qu’il lui reste une cabalette à interpréter. Diana Damrau et Nicolas Testé incarnent dans leur cuisine une Zerlina et un Don Giovanni très complices, rejoints par leurs enfants. Nicole Car et Étienne Dupuis, victimes des sauts de connexion parisiens, passent plus tard que prévu : le duo est très investi, mais la diction française absconse est peu tolérable, dans « Baigne d’eau mes mains » (issu de Thaïs), en clin d’œil aux gestes barrières contre le COVID-19. Le chef Marco Armiliato a fait venir chez lui son voisin Ambrogio Maestri, Andrea Chénier avec beaucoup de corps. On peut aussi évoquer le cadre tremblotant de la vidéo immortalisant le bouleversant duo Jonas Kaufmann-Helmut Deutsch.
Parfois, l’arrière-plan dénote, comme chez Gunther Groissböck, où une statue de Wagner affublée d’un masque chirurgical écoute sagement la résonance et la diligence de la basse autrichienne sur Strauss. Sur le piano d’Anita Rachvelishvili, il est inscrit « no autographs please » ; pourtant, le parfum entêtant et le réconfort qui se dégagent de sa Dalila en appelleraient de nombreux par voie électronique ! Et il y a l’intérieur de Roberto Alagna et Aleksandra Kurzak, utilisé comme décor de théâtre pour un pétillant duo épicé de L’Élixir d’amour.
Peter Mattei, très pêchu en Don Giovanni, bénéficie d’un accompagnateur accordéoniste, Stephen Costello palpite en Faust (de Gounod) avec son épouse violoniste Yoon Kwon Costello, et le puissant Sir Bryn Terfel trouve une parfaite complétude avec la harpiste Hannah Stone sur la chanson « If I Can Help Somebody » d’Alma Bazel Androzzo.
Les bandes sonores préenregistrées mettent encore plus en avant les individualités des voix qu’en temps habituel. Quinn Kelsey compose un régal amandé, cocon de miel sur Don Carlo, Michael Fabiano fait de « Kouda, kouda » (Eugène Onéguine) une course tendre au rythme anamorphosé, Elīna Garanča insuffle à Carmen un charme de vermeil. Golda Schultz dessine un personnage de La Rondine plein de questions et de ponctuations humaines, Nadine Sierra campe une Mimì magnanime, et le contre-ténor Anthony Roth Costanzo transforme les élans haendeliens en textures malléables.
La tentation du karaoké s’estompe sur les pièces moins connues d’égale réussite : Matthew Polenzani, en filet de voix sur le « Londonder Air », ou Ildar Abdrazakov, de bulles et de feu sur Rachmaninoff. L’opéra italien reste néanmoins un des maillons forts de la soirée et est à ce titre choisi par Lawrence Brownlee, Ailyn Pérez, Solomon Howard et Renée Fleming. Cette dernière affirme que « nous devons tant à l’Italie » et exprime son soutien à nos voisins de la Botte. Les intrumentistes et choristes du Metropolitan Opera ne sont pas en reste : le « Va pensiero » de Nabucco, que Yannick Nézet-Séguin a pré-dirigé sans son, avant que chacun des musiciens ne suive sa gestuelle dans un enregistrement individuel, a fait l’objet d’un montage vidéo où le rubato impressionnant suivi par les masses orchestrales et vocales souligne le savoir-faire de la maison.
Le format du concert, inédit, pénètre dans l’intimité domestique des chanteurs, et peut aussi bien faire s’évaporer le lien unique qui existe entre l’artiste et le public dans la salle de spectacle, que créer une proximité avec l’internaute dans la vérité généreuse sans cérémonial de l’échange en ligne. On doit vous avouer qu’on est dans le premier cas…
Thibault Vicq
(metopera.org, 25 avril 2020)
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