Les apparitions d’Anna Netrebko suscitent généralement l’hystérie médiatique, mais son actualité de mai 2016 était à juste titre un événement : elle entrait dans les rangs wagnériens avec sa première Elsa dans Lohengrin à Dresde. À ses côtés, deux autres voix essentielles, Piotr Beczała (le Chevalier au cygne) et Tomasz Konieczny (Telramund), faisaient également le pari de la prise de rôle – dans une production captée et diffusée gratuitement en ligne ce mois-ci par Arte Concert. Alors, le trio inspire-t-il l’ovation ou la moue circonspecte ? Les acclamations nourries du public de Dresde sont sans équivoque. Pour notre part, si les prestations du ténor et du baryton ne font aucun doute quant à leur brio, celle de la soprano nous semble davantage à l’état d’ébauche.
Commençons par le reste de la distribution, déjà aguerri au compositeur de Bayreuth. Georg Zeppenfeld campe un Roi Henri charismatique, qui relaie l’opinion publique avec le brillant des blasons et la puissance du trône. Ce souverain a un tel degré de clarté et d’autorité bienveillante qu’il s’affranchit de l’étiquette imposée par le rôle pour y injecter superbement corps et chair. D’une seule parole, d’une seule voix, le Héraut de Derek Welton nous abreuve d’une émission racée. Il intègre une plus-value explicative et élégante au rôle sans tomber dans la transparence absente du porte-parole. L’ébullition rageuse d’Ortrud trouve une alliée parfaite en Evelyn Herlitzius, dans le chant, la défiance des regards et le culot des prises de paroles. La voix suit un parcours à partir d’une structure rhétorique, et maîtrise totalement le double discours du personnage, en nuances crochetées et étonnantes tenues rageuses. Son discours musical est un laser scannant ou destructeur qui ne laisse pas indemne.
Face à cet oiseau de mauvais augure, les compétences théâtrales anémiques d’Anna Netrebko font pâle figure. Les poses publicitaires immobilières ne suffisent pas à intensifier des lignes vocales souvent similaires. La tension dramatique décline en sa présence, parce qu’elle n’essaye ni de s’adapter à ses partenaires, ni de s’éloigner d’un cadre scolaire bien huilé. Alors sa patte est là – ce flou artistique qui rend indéterminables les notes qu’elle produit, des graves revigorants, et une projection légendaire qui n’a plus besoin d’être questionnée –, et les fans sont comblés. Cependant, Wagner a sans doute besoin de moins de pleurnicheries et d’une véritable interprétation. Surtout quand les collègues s’adonnent à une telle leçon de musique. Tomasz Konieczny est axé sur les reliefs intérieurs de Telramund, partageant les angles de sa pensée. Le souffle soutient la clarté et la rugosité par une série de ponctuations riches, invoquées en épopées de fureur et d’honneur. Il répartit l’étouffement de l’impasse avec un timbre luxuriant et un vibrato qui appelle au loin. Enfin, Piotr Beczała est une somptueuse armure insubmersible qui adoucit tous les élans les plus valeureux. Il amplifie l’intégrité sincère de Lohengrin grâce à des changements de notes assumés et nets, que la continuité du chant inclut à des liaisons divines. L’ampleur de l’articulation participe à la montée de la passion d’idées juxtaposées entre elles comme des transports étoilés.
La plus grande prouesse de toutes est entre les mains de Christian Thielemann, face à une Staatskapelle Dresden chevaleresque. Le prélude tintinnabule, transporte dans des mondes perdus, quand les liesses orchestrales font de la masse un grouillement où ne sont pas uniquement valorisés les cuivres. La carrure des trémolos témoigne de vortex tempétueux, quand les exceptionnels pupitres de bois modulent cheveux au vent. Cet infatigable travail d’orfèvre célèbre les éruptions et accalmies aux transitions de nuances subtiles, tout en mettant l’écriture vocale sur un plateau d’argent. N’oublions pas le très performant Sächsischer Staatsopernchor Dresden, ondulant en flots de bonté.
La mise en scène proprette de Christine Mielitz illustre efficacement l’œuvre, dans d’élégantes lumières de Friedewalt Degen (à vrai dire, l’un des seuls éléments dramaturgiques). Nous ne nous sommes pas remis de la kitschitude du cygne sur lequel arrive Lohengrin, mais nous savons être indulgents avec les quelques faiblesses d’une proposition artistique de 1983. Il n’empêche qu’aucun faux pas de sens n’est franchi, et que le déroulé de l’histoire se suit sans encombres.
Thibault Vicq
(arte.tv, juillet 2020)
Lohengrin de Richard Wagner, disponible sur Arte Concert jusqu’au 26 juillet 2020
09 juillet 2020 | Imprimer
Commentaires