Le metteur en scène Dmitri Tcherniakov s’est rendu spécialiste du non-consensuel ces dernières années, plutôt applaudi (Le Conte du Tsar Saltan à la Monnaie) ou fraîchement reçu (les unités psychiatriques de sa Carmen aixoise et de ses Troyens parisiens). À chaque fois, l’illusion s’invite à l’opéra pour se détourner de la littéralité. Dans Pelléas et Mélisande, qu’il présentait en 2016 à l’Opernhaus Zürich, on retrouve encore la recette du trouble mental, servie majoritairement avec efficacité. Le docteur Golaud prend Mélisande (une emo psychologiquement fragile) sous son aile, et le reste de l’histoire suit naturellement son cours, avec toutefois quelques modifications… Ici, point de fontaines, de grotte, de château (ou de longs cheveux), mais une salle de consultation jouxtant une salle à manger. La poésie symboliste de Maeterlinck défile intacte, voire accrue de sens. Golaud pousse Mélisande (l’objet de son étude médicale) jusque dans ses retranchements au cours de séances d’hypnose et de face-à-face brutaux, alors que Pelléas doit se montrer débordant d’inventivité rhétorique pour faire coïncider le monde de Mélisande avec le sien. Ce bourgeonnement d’imagination tel un cadavre exquis, affecte le discernement des demi-frères et place d’emblée le mystère insondable de cette femme en un ouragan organique, matière à des interactions humaines vibrantes. Le livret des deux derniers actes sonde les sentiments intérieurs plus que les attributs physiques ou l’environnement extérieur, et c’est là que se confondent les déclarations et le fantasme. Tcherniakov a beau se prendre les pieds dans le tapis dans ce retour au réel, son ballet millimétré des regards évite la mort clinique de l’intérêt du spectateur.
En tout cas, on reste scotché par la diction française d’une distribution qui ne se cantonne pas à une présence scénique puissante. Kyle Ketelsen, triomphateur de la soirée, est le même Golaud apaisant et menaçant, douillet et bestial, qu’on avait entendu quelques mois plus tard au Théâtre des Champs-Élysées. Il laisse échapper sa jalousie à tout contrôle tout en dotant sa prosodie d’un lyrisme et d’une exaltation grandioses. Les bienfaits musicaux de la parole échoient également à Jacques Imbrailo, pour sa part dans le rôle de Pelléas comme à Strasbourg en 2018. L’articulation musicale rebondie du baryton ensoleille des voyelles arquées (visiblement très documentées) dans un timbre de mousseline. La Mélisande déclamative émotive de Corinne Winters incarne l’absence avec beaucoup de projection, même si l’aspect trop directif de la voix sonne quelquefois rêche. Yvonne Naef ne pourrait mieux occuper les traits de Geneviève : les moyens évidents de la contralto fluidifient le phrasé debussyen et tracent des courants attrayants. Brindley Sherratt offre à Arkel une étendue non-négligeable de phrasés vaporeux, mais la tenue des aigus se révèle ardue.
Seule ombre au tableau, sans qu’on en soit vraiment convaincu (le son des haut-parleurs n’aidant pas à la vision du streaming) : la direction d’Alain Altinoglu, qui semble communiquer à la Philharmonia Zürich des textures friables de mikados plutôt qu’une pâte homogène. Et pour cause, l’orchestre ne trouve pas le son qui fusionne les pupitres, et les nuances ne disposent pas des transitions sensuelles qui fédéreraient les sections de la partition. On préfère rapprocher cette interprétation étagée et aléatoire avec la mise en scène de Dmitri Tcherniakov, à l’abordage des niveaux de conscience.
Thibault Vicq
(opernhaus.ch, juin 2020)
Pelléas et Mélisande, de Claude Debussy, jusqu’au 21 juin sur le site de l’Opernhaus Zürich et disponible en DVD
20 juin 2020 | Imprimer
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