Au monde était le cinquième opéra que Philippe Boesmans créait à la Monnaie, maison où il a été compositeur résident plus de vingt ans sous les mandats de Gerard Mortier et Bernard Foccroulle. Il s’agissait aussi de la deuxième incursion lyrique du dramaturge Joël Pommerat, d’après sa pièce éponyme de 2004. Si nous parlons à l’imparfait, c’est parce qu’en 2020, de l’eau a coulé sous les ponts : le duo s’est reformé pour Pinocchio en 2017 – à nouveau sur un texte initial de Joël Pommerat –, et l’homme de théâtre s’est illustré dans un travail remarquable avec Francesco Filidei sur la brillante et suffocante Inondation (étrennée fin 2019 à l’Opéra Comique). L’imparfait de l’indicatif exprime l’itération ou la durée, et en revoyant Au monde en temps du COVID-19, la question d’un temps non-métrique nous submerge. Et la partition mesure le temps inconstant du théâtre.
La parenté prosodique avec Pelléas et Mélisande est incontestable, mais il serait inexact de ne se fier qu’à cette dimension. L’unité des volumes musicaux se prête à des dilatations ou à des rétrécissements de la durée du champ harmonique, ainsi qu’à des adaptations des formes : en quelque sorte, Philippe Boesmans réussit à faire s’immiscer des carrés dans des cercles, des cubes dans des sphères. Cet enchevêtrement de couleurs occasionne également des arrêts sur image et des développements oniriques. Les solos de violon et d’accordéon se fixent à une confrontation qui ne dit pas son nom, dans le songe d’une lumière indistincte de réverbère. Les embrassades se déploient en oraisons funèbres, les non-dits emmurés suintent de toutes parts dans une obscurité où l’on se voit sans se regarder, où l’on s’entend sans s’écouter. Le paysage musical se dessine selon les échappées volontaires ou feintes de ces personnages prisonniers, pansant leurs plaies avec le seul outil de fortune qu’il leur reste : les bonnes manières.
Au monde, La Monnaie ; © B. Uhlig
Une famille. Le patriarche déclinant est à la tête d’un empire économique, qu’il gère avec son premier fils et le mari de sa « fille aînée », peu apprécié de la « seconde fille ». Cette dernière apparaît dans des émissions télévisées comiques avec des animaux : elle est l’unique lien avec le monde extérieur de la demeure. La « plus jeune fille » a en réalité été adoptée suite au décès de la dernière membre de la fratrie. Le cinquième enfant, Ori, atteint d’une maladie qui lui fait perdre la vue, a quitté l’armée et revient au bercail sans projets. Le mari de la fille aînée fait quant à lui venir une mystérieuse femme étrangère (sa maîtresse ? La Mort ? Le diable ?) qui va catalyser l’éclatement de la bulle de confort collectif. À l’extérieur, des femmes sont assassinées sauvagement la nuit. À l’intérieur se discutent l’avenir de l’entreprise familiale et les liens du sang.
Si Joël Pommerat ne s’encombre pas de détails accessoires, il fait éclore d’un dénuement savamment orchestré de multiples pistes de narration par la mise en scène. Son intérieur est noir, à la hauteur surdimensionnée, et le mobilier est sommaire (une table, un lit, quelques chaises). La disposition des éléments change à chaque scène, au même titre que les étroites ouvertures de rideaux blancs faisant office de repères visuels. Les personnages se touchent peu, les hommes s’occupent des affaires, les femmes discutent des questions familiales. La trivialité des discussions est en soi un combat pour perpétuer cet héritage de leur éducation, où il est de bon ton de ne pas faire de vagues, à un tel moment critique (la mort annoncée du père). Les costards cravates font la loi dans le secret, les lumières ne prennent plus parti et enveloppent le plateau dans des abysses dramatiques. La géométrie du statisme proposée par le metteur en scène apporte à ce drame bourgeois une percée psychologique claire et implacable, jusque dans la crise de sens déconnectée vécue par la seconde fille (le simple fait de l’appeler « seconde » et non « deuxième » est d’ailleurs vecteur d’une violence inouïe envers la fille la plus jeune adoptée) et Ori, qui veulent « faire quelque chose d’utile, de propre ».
Au monde, La Monnaie ; © B. Uhlig
Patricia Petibon rayonne de bout en bout dans le rôle de la seconde fille. Sa chevelure et ses robes instaurent des toniques de couleur dans le noir et blanc ambiant, et les fantastiques possibilités de sa prosodie fluide et de sa projection onctueuse font tanguer sa barque au-dessus de l’amertume familiale. L’évidente facilité du chant, notamment dans les respirations contenues et les textures exemplaires, mettent au jour le désir d’exister du personnage, et finalement, son manque d’assurance. Son image à la télévision devient la caution de l’amour espéré. Stéphane Degout magnifie l’enfermement psychique d’Ori par la verticalité des attaques. Il figure expressément l’âme qui se débat dans un corps strict, et ouvre au fur et à mesure les murs de sa geôle intérieure pour étendre ses registres épais et miellés. Charlotte Hellekant chante scrupuleusement une fille aînée qui a abdiqué, et Yann Beuron, un mari cynique et provocant, à la présence dérangeante. Le fils insondable de Werner Van Mechelen, le père hagard de Frode Olsen et l’indolente fille benjamine de Fflur Wyn-Rogers garantissent une qualité vocale complète de la distribution, aux côtés de Ruth Olaizola en caméos parlés. L’Orchestre symphonique et les Chœurs de la Monnaie parfont quant à eux l’ouvrage grâce à la direction inspirante de Patrick Davin. Rendez-vous au prochain streaming pour attester que cette production n'a toujours pas pris une ride.
Thibault Vicq
(lamonnaie.be, mai 2020)
Retransmission d’avril 2014, disponible jusqu’au 17 mai 2020 sur le site de la Monnaie.
08 mai 2020 | Imprimer
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