Le premier opéra de Rossini – La cambiale di matrimonio, en 1810 – ayant attiré les foules au Teatro La Fenice, la maison vénitienne a commandé une nouvelle œuvre au désormais jeune vingtenaire et au librettiste Gaetano Rossi. Avec Tancredi (Tancrède), place à l’opera seria, et au XIe siècle de la tragédie éponyme de Voltaire (1760). Argirio (roi de Sicile), qui a combattu les Sarrasins avec son fidèle ami Orbazzano, lui offre sa fille Amenaïde. Or celle-ci aime le chevalier Tancrède, un exilé accusé à tort de soutenir les ennemis. Une lettre qu’Amenaïde lui envoie tombe entre les mains d’Orbazzano, imaginant qu’elle est destinée au chef des Sarrasins. En 1005, il ne convient guère de chercher l’innocence d’une femme ; Amenaïde est emprisonnée et condamnée à mort par son propre père. Même si Tancrède ne croit pas en la bonne foi de sa dulcinée supposément inconstante, il brave Orbazzano en duel pour sauver son propre honneur. Il accourt ensuite au nouvel appel à la bataille contre les Sarrasins. À son retour, blessé à mort, il réalise (un peu tard) qu’Amenaïde est restée vertueuse… On l’aura compris : ce ne sont pas les parole qui accrochent au fauteuil, mais bien la musica. Autant dire qu’on est très heureux d’en retrouver en France une version scénique, à l’Opéra de Rouen Normandie (créée au Théâtre Orchestre Bienne Soleure), dix ans après une production au Théâtre des Champs-Élysées.
Au Moyen Âge de cottes de maille, le metteur en scène, costumier et scénographe Pierre-Emmanuel Rousseau propose une alternative atemporelle, entre les symboles de richesse et d’obscurantisme (par les couleurs or et noire), et où l’Église devient le belligérant omnipotent. Ce sont donc le cérémonial statique et les dogmes ancrés, plutôt que l’atmosphère fiévreuse d’une guerre à mort, qui régissent l’intrigue. Au détriment du théâtre, car les poses datées et l’esthétique terne ne contribuent pas à communiquer la moindre tension, d’autant que les personnages, plutôt stéréotypés – une surprise de la part de Pierre-Emmanuel Rousseau, d’habitude très enclin à révéler de nombreuses facettes psychologiques, comme il l’expliquait en interview en 2021 –, évoluent dans un espace assez restreint. Si le spectacle commence à esquisser des signes de décollage dans la seconde partie, les occasions manquées demeurent malheureusement légion pour ces deux amants qui ne parviennent jamais à se trouver.
Tancredi, Opéra de Rouen Normandie 2024 (c) Marion Kerno / Agence Albatros
Ayant remplacé Antonello Allemandi quelques jours avant la première, le chef George Petrou bénéficie du travail accompli par son prédécesseur avec l’Orchestre de l’Opéra de Rouen Normandie sans pouvoir y imprimer sa patte. Sa capacité à dessiner des motifs mène rarement à une contextualisation ou à une modélisation en bonne et due forme. Il confond expressivité et volume, noie les accompagnements, et peine à révéler la simultanéité des strates d’écriture, en particulier dans des forte pompiers et des aigus despotiques. La musique manque de respiration et de résonance, un comble pour un spécialiste du répertoire baroque sur instruments d’époques. Restent les récitatifs, porteurs d’une netteté bienvenue, et ce jusque dans la scène finale de Tancrède. L’accord très méticuleux des cordes facilite à leurs représentants la mutualisation du son (malgré des violons parfois rêches), à la différence des hautbois et des flûtes, dans l’impasse d’un la non-convergent, et donc d’une justesse hasardeuse. Le reste des vents effectue un travail absolument remarquable sur l’émission et l’intégration aux nappes.
Les représentations de ce Tancredi rouennais, dédiées à la contralto Ewa Podleś (disparue le 19 janvier dernier), valent surtout pour leur distribution, emmenée en premier lieu par le rôle-titre, dévolu à Teresa Iervolino. La mezzo-soprano appose à la moindre sonorité une physiologie et un parcours, qui, tressés dans la continuité, font de son Tancrède une multitude de sous-personnages. Grâce à son élasticité voltigeuse, elle fige le temps du chant et figure le contenu des notes, leur intérieur, leur tout, au sein même de l’avancement de la phrase ! La voix, instantanément gazeuse et solide, en arabesques et cotillons, défie les lois de la physique et garantit un spectacle complet. Marina Monzó apporte un caractère bien trempé à Amenaïde, qui s’exprime en mousseline bien bâtie pour contourner les interdictions subies par son personnage. L’émouvante variété de couleurs et d’articulations musicales lui permet de raconter, avec élégance et agilité, un destin tragique digne, jamais pathétique. Santiago Ballerini (Argirio) a mangé du lion. Son enthousiasme débordant échappe parfois à la rigueur du placement, mais on est constamment conquis par l’ultra-engagement, l’ultra-émotion et l’ultra-moelleux qu’il laisse en signature. Le souffle souverain et la robustesse de la ligne hissent l’Orbazzano de Giorgi Manoshvili au sommet. Juliette Mey (« Révélation, Artiste lyrique » aux Victoires de la Musique Classique 2024) complète fort favorablement la distribution, aux côtés de l’efficace Benoît-Joseph Meier. Bien que le Chœur accentus / Opéra de Rouen Normandie ne soit en rythme que lorsqu’il est sur scène (contrairement aux moments en coulisses), il contribue à la réussite du second acte.
Thibault Vicq
(Rouen, 12 mars 2024)
Tancrède, de Gioacchino Rossini, à l’Opéra de Rouen Normandie jusqu’au 16 mars 2024
14 mars 2024 | Imprimer
Commentaires