80 ans ! C’est le temps qu’il aura fallu à Thaïs pour revenir à la Scala de Milan, après une entrée au répertoire scaligène en italien. Pour étrenner cette version française, la maison de Dominique Meyer fait appel à Olivier Py, qui effectue pour la peine ses débuts en Italie.
Le metteur en scène grassois reste fidèle à son acolyte Pierre-André Weitz pour la scénographie – impressionnante –, et offre une lecture qui élargit sa complexité au fur et à mesure du spectacle. À ce titre, la première partie nous paraîtrait peut-être trop « classique » et illustrative, au vu de ce à quoi il nous a habitués. Jusqu’à la fin de la représentation, la grande question demeure la conversion de Thaïs, les raisons profondes de ce retournement opéré par Athanaël. Lui qui avait si bien cerné la fugacité du temps présent et de la beauté dans Manon, a du mal à transmettre cette transition de la courtisane à la sainte, de ce syndrome de Stockholm au contact d’un fou de Dieu. L’hypocrisie religieuse n’est pas ce qui l’intéresse le plus, mais surtout la dichotomie entre l’enfer – celui, de Dante, avec un grand « e », dans l’inscription de l’incipit de La Divine Comédie sur la structure à arcades et à étages du bordel tenu par Nicias et où travaille Thaïs – et le reste de la société. Qu’il s’agisse d’un enfer décrété par la morale ou d’un enfer auto-déclaré par ses acteurs, Olivier Py convoque une imagerie très convaincante liée à deux tableaux de La Tentation de saint Antoine – insérés sans commentaires dans le programme de salle en guise de seules notes d’intention – par Félicien Rops (une femme nue crucifiée) et Matthias Grünewald (une maison calcinée, des arbres et des démons). Quand la première partie fait grouiller les foules tout sauf autour des solistes, comme emprisonnés dans leur cocon, la seconde développe de façon très convaincante le rapport à la transformation intérieure de cet enfer dont sort Thaïs. Une Catrina mexicaine accompagne les derniers instants de la nouvelle sainte, le feu se matérialise en carton-pâte ou en vraies flammes : l’illusion et les mythes deviennent vérité, et la psychologie qui manquait aux deux premiers actes – peut-être une autocensure du metteur en scène vis-à-vis du public jugé conservateur du Teatro alla Scala ? – sa pare d’aspérités éloquentes.
La Thaïs de Marina Rebeka était devenue une « garantie » depuis ses succès unanimes au Festival de Salzbourg en 2016 et à l’Opéra de Monte-Carlo en 2020. Nous retrouvons la technique exceptionnelle de la soprano dans un concentré d’affect idéalement projeté, mais ici au service d’un chant malheureusement plus « italien » (et souvent trop haut), qui s’intéresse davantage à viser les aigus que la longueur de phrase. Même en anticipant les groupements de notes postérieurs et en arrondissant ses transitions dans des sables mouvants de textures bleutées, les morcellements de ligne ne permettent pas complètement de divulguer l’évolution du rôle-titre. Si le gosier du mirobolant Giovanni Sala, à l’engrais vocal souple et puissant, fait le régal de Nicias, Lucas Meachem s’affaire à la prestation la plus impressionnante de la soirée. Le personnage d’Athanaël est du sur-mesure pour le baryton étasunien, qui modifie la forme de son chant en même temps que la domination qu’il exerce sur Thaïs. D’abord humain penaud lié aux racines des accords (et donc de la terre et de la société), parfois couvert par l’orchestre, il fait grandir sa nuée de nuances avec son ascension prophétique et son rapprochement au divin dont lui seul a défini les règles. Il connaît son propre chemin, éparpillé de cyclones et de moiteur tamisée. Avec lui et en lui, on suit l’histoire de son influence, de son emprise, jusqu’à l’adoucissement paralysant de l’amour.
Aux côtés de la Charmeuse de Federica Guida, qui prend plaisir à chanter malgré une précision intermittente des aigus, Caterina Sala et Anna-Doris Capitelli forment un duo de grande qualité, Insung Jim abuse un peu d’emphase, et Valentina Pluzhnikova campe une Albine émouvante. Le Chœur et l’Orchestre du Teatro alla Scala ne semblent pas très à l’aise avec le répertoire de Jules Massenet, ne serait-ce qu’en termes de justesse. Les cordes – parfois mates et engoncées – et les choristes privilégient la voix individuelle plutôt qu’en collectivité. Cela n’empêche cependant pas Lorenzo Viotti de trouver l’adhérence continue des timbres, le carillon, les rugissements, les glissements de terrains, les bacchanales. Il tricote autour d’une édifiante fantaisie de la souffrance dans un bain de douceur qui tout à coup est susceptible de changer de visage. Le chef donne de la matière aux subtils écoulements musicaux orientaux, mais aussi aux pages les plus pompeuses de l’œuvre, grâce à des percussions utilisées à bon escient, même lorsqu’elles sont très sonores. Car tout est dans l’épluchage d’une pression qui monte, d’un dilemme inextricable, ou dans la pudeur des personnages. Le mélange de ces liqueurs sonores et cette chimie des phases donnent à ce voyage fin de siècle au bout de l’enfer une saveur en bonne complémentarité avec le travail scénique.
Thibault Vicq
(Milan, 22 février 2022)
Thaïs au Teatro alla Scala de Milan, du 10 février au 2 mars 2022
Crédit photos : Brescia e Amisano - Teatro alla Scala
24 février 2022 | Imprimer
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