Traiter des droits civiques et de la ségrégation raciale aux États-Unis sur fond de relativité du temps au moyen d’une chronique familiale et musicale, c’était l’acrobatie internationalement reconnue de Richard Powers dans son roman Le Temps où nous chantions, aujourd’hui adapté en opéra sur la scène de la Monnaie. Contrairement au livre, la quatrième œuvre lyrique de Kris Defoort s’organise – le livret de Peter van Kraaij, superbement structuré, aidant – en un découpage linéaire dans le temps, de 1939 à 1992 : la rencontre de Delia « l’Afro-Américaine » et de David « le juif allemand exilé à Washington » ; William, le père de Delia, qui refuse d’abord que sa fille fréquente un homme « différent » ; l’entente de William et David par la science ; la naissance de Jonah, Joey et Ruth, leurs trois enfants ; l’apprentissage musical de Jonah et Joey et leur carrière respective de ténor et de pianiste-accompagnateur ; l’engagement de Ruth avec les Black Panthers ; le décès de Delia dans un incendie, la solitude et la disparition de David ; jusqu’au dernier souffle de Jonah, blessé à mort dans une protestation civile à laquelle il a participé. Les trois enfants sont tiraillés entre l’identité noire qui leur est rappelée par le racisme de la société, et l’identité « universelle » (ni noire, ni blanche) que leurs parents leur ont inculquée. Le récit – car c’est une vraie fresque comme on en fait peu – est d’ailleurs rythmé par les marches pour les droits civiques des Noirs et les émeutes qui ont suivi les acquittements de violences policières meurtrières.
Les débats font rage au sein de la fratrie car chacun définit différemment sa place dans une communauté ou dans une autre, se sentant déboussolés dans leur propre pays. La violence raciale a beau être hors-champ, elle reste bien pieds et poings liés avec les protagonistes. Kris Defoort tisse ainsi des associations musicales entre les différentes couches de récit. Le chef Kwamé Ryan a à sa disposition un ensemble de jazz grisant (Mark Turner, Lander Gyselinck, Nicolas Thys et Hendrik Lasure), un Orchestre de chambre de la Monnaie réactif et un excellent pianiste sur scène (David Zobel), qu’il utilise à bon escient pour esquisser ou marquer les allusions, métisser les motifs entrelacés. Il parvient à engendrer un fil directeur à partir des tranches de vie de la partition et à faire comprendre ce langage tantôt tonal, tantôt atonal, entre les lignes. The Time of Our Singing est un opéra des décisions, mais ne se veut nullement catégorique dans son discours. La collaboration des univers musicaux (citations de Puccini, Bach ou Schubert, soul, R’n’B, atmosphères…) témoigne d’une grande curiosité de musicien qui fait entrer l’opéra dans le XXIe siècle, enfin affranchi de ses étiquettes.
Cette porosité ressort aussi de la mise en scène épurée (et très forte) de Ted Huffman, concentrant la violence subie par les personnages dans des tables unies les unes aux autres en un grand U, et laissant les chanteurs et acteurs s’approprier l’espace central comme en répétition. Cette page blanche scénique favorise les moyens d’expression les plus divers, les plus émouvants aussi, et culmine peu avant le finale lorsque toutes ces tables servent à former des barricades. On se trouve enfin dans la gueule du loup, dans la concrétisation cathartique du mal étasunien dont le livret (et donc le plateau) a esquissé jusqu’à présent à dessein les contours.
Cannelle et caresse se réfèrent à la sotto voce de la sensuelle Claron McFadden (Delia), qui suit un fil vocal dont on ne peut détourner l’oreille. Le chant va vers plus de cuivre et de projection à mesure que le temps avance, mais toujours avec le même transport. L’empathie et la sobriété de Simon Bailey sculptent un David déchirant, et Mark S. Doss sait épicer un William mû par l’affect. Levy Sekgapane (Jonah) prouve qu’il possède la technique et le talent, mais il manque encore quelques émotions à préciser. Si le vibrato un peu encombrant de Peter Brathwaite (Joey) blanchit un peu la direction de son beau timbre, son jeu d’acteur ne peut qu’emporter l’adhésion. Le constat du groove scénique est le même pour Abigail Abraham (Ruth), qui accuse cependant quelques inégalités de justesse. La large palette de Lily Jørstad vitamine quant à elle les courts moments où elle apparaît.
La « diversité » désormais brandie par le monde de l’opéra est bel et bien là, brûlante d’actualité, et au service de l’art.
Thibault Vicq
(Bruxelles, 19 septembre 2021)
The Time of Our Singing, de Kris Defoort, à la Monnaie (Bruxelles) jusqu’au 26 septembre
Également sur OperaVision du 24 septembre 2021 au 24 mars 2022, en streaming sur le site de la Monnaie du 5 octobre au 16 novembre 2021, et sur Musiq3 et Klara le 6 novembre 2021
21 septembre 2021 | Imprimer
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