À Verbier, il arrive de voir triple ou quadruple. Non pas que l’altitude monte à la tête au milieu des nuages ou dans le crachin, mais car certains artistes viennent jouer et rejouer au sein d’une même édition du Festival. Lahav Shani montre qu’en plus d’être un grand chef (avec le Verbier Festival Chamber Orchestra, et dans un programme mercredi hier soir avec le Verbier Festival Orchestra, qui s’est fait peu entendre en raison des cognements de Denis Matsuev dans le Troisième Concerto de Rachmaninoff), il rayonne en tant que chambriste, notamment aux côtés du pianiste Sergei Babayan, dont le Concerto pour deux claviers de Bach avec le prodige Daniil Trofonov, sous la direction de Gábor Takács-Nagy, reste un moment fort de cet été. Le chef hongrois a aussi magnifié les Symphonies n°44 et 90 de Haydn, mardi, mises en parallèle avec le Premier et le Troisième Concertos pour piano de Bartók, inoubliablement incarnés par András Schiff.
Berlin 1938, Verbier Festival ; © Thibault Vicq
Les différents visages du baryton Thomas Hampson ont eux aussi droit aux projecteurs. La semaine dernière, il nous faisait plonger dans les sombres années trente allemandes à travers le projet Berlin 1938 – Das Schicksaljahr, développé et porté par le violoniste Daniel Hope. Les grands-parents de ce dernier ont dû quitter Berlin après l’accession d’Hitler au pouvoir, d’où sa volonté itérée de mettre en garde pour ne pas reproduire les erreurs passées. Le spectacle compile mois après mois des extraits de presse, archives, et conversations de l’époque (une discussion hallucinante entre Göring et Goebbels en novembre, sur le transport ferroviaire des Juifs, glace particulièrement le sang), outre-Rhin comme outre-Atlantique. Les lectures, tour à tour opérées en allemand par le formidable chansonnier Horst Maria Merz (pour la partie berlinoise) et en anglais par Thomas Hampson (actualités sportives, politiques ou économiques, des États-Unis à la Suisse), sont entrecoupées de moments musicaux empruntés au cabaret, au jazz, à la comédie musicale ou à la mélodie française. Sur un tapis sonore douillet sentant l’alcool collé sur des fauteuils en cuir patiné, le style feutré du pianiste Jean-Efflam Bavouzet, le déhanché du contrebassiste Stéphane Logerot, le son dense du violoncelliste Maksim Velichkin, les percussions film noir d’Ian Sullivan, les inflexions décontractées du clarinettiste Petr Vašek, et bien sûr le dynamisme envoûtant de Daniel Hope, créent un vent de folie dans cette bande-son de morceaux rebelles et chahuteurs, en regard des événements qui les entourent. Maurice Ravel côtoie Kurt Weill et Hanns Eisler, Hermann Leopoldi et Benny Goodman résonnent avec Otto Weissert et Erwin Shulhoff. La voix cassée du conteur Horst Maria Merz sied à merveille à ce répertoire charbonneux, dans un rôle de barde souriant. Thomas Hampson, au contraire, possède le physique moins mobile de la menace qui pèse. Et si le chant populaire, peu vibré et avec moins de contrôle, n’atteint pas l’intensité de son comparse, la créativité des timbres séduit. Le chant audacieux se repose sur des consonnes rythmiques, ou se fait pinceau étalant le désespoir en un son poudré et gazeux. Ravel manque sans doute de murmures à la française, mais le plaisir goulu de la nuance s’y faufile. Ce format de concert séduisant, quoique demandant un fil narratif et musical plus concret, se serait savouré pleinement avec des surtitres pour les non-germanophones et non-anglophones.
Thomas Hampson est aussi coach des étudiants de l’Atelier Lyrique sélectionnés pour la Verbier Festival Academy. Dans ses masterclasses dédiées au lied, il insiste sur le texte : « Je veux entendre une histoire, je veux comprendre. Quels sont les mots les plus importants ici ? ». Dans Heiss mich nicht reden de Schubert, il fait travailler la soprano Charlotte Bowden sur les transitions entre les consonnes et les « a ». « On choisit ici d’interrompre le silence, mais maintenant il faut revenir à Goethe. Laisse résonner les mots ». Le baryton conduit une réflexion sur la respiration, qui va de pair avec l’ancrage physique. « Montrez-moi vos côtes. Vous en avez combien ?, demande-t-il à sa classe – Tout ce qui éloigne la tension de la gorge vous fera du bien. N’ayez pas peur de respirer : le legato est une fonction de résonance, pas une fonction de contrôle respiratoire. Ne pensez pas à votre corps, pensez aux voyelles ». Avec ces conseils, l’évolution du chant est impressionnante chez la soprano Kali Hardwick, d’abord un peu trop opératique, puis sinueuse et mystérieuse sur De Rêve (tiré des Proses lyriques de Debussy). Il propose au baryton Jolyon Loy dans Allerseelen de Strauss, dans un allemand impeccable, des nuances se basant sur les « émotions positives ». Pour la mezzo Alexandra Yangel, il demande : « plus de séparation des pensées, tout en rassemblant ton énergie. Si tu la laisses partir, c’est le piano qui gagnera ». Thomas Hampson opère de nombreux rapprochements avec les instruments à cordes frottées concernant la direction que doivent prendre les transitions, et rappelle que « le piano n’est pas une information, mais une entité propre ».
Thomas Hampson et Wolfram Rieger, Verbier Festival ; © Thibault Vicq
C’est lorsqu’il s’est produit en récital avec le pianiste Wolfram Rieger à l’Église que toutes ces paroles ont un véritable écho. Le baryton, droit dans ses bottes, se jette dans le feu de l’action de Hugo Wolf. Les Mörike Lieder lui inspirent une émission franche, une posture scénique de haut en bas et un talent de conteur vintage. Les forte bouillants et les piano duvetés existent dans un régal de la consonne, les nuances fonctionnent en paliers nuageux. Thomas Hampson se donne tout entier à ces piécettes qu’il a tant étudiées. Son accompagnateur n’en est pas un : il fait corps avec le chanteur entre danses populaires aux basses grassouillettes et développement de l’âme en phrases sans limites. On n’est plus devant un duo, on a affaire à un chanteur et à une fertile source musicale non-identifiée d’éclairs et de larmes, de couleurs et de matières. Le toucher des attaques ne compte pas sur le déclenchement du son : les notes éclosent comme seules, jaillissant au contact d’un archet ou d’une anche imaginaire par une main gauche et une main droite fusionnées. En cavale, en trémolos démoniaques, en chorals et en dissonances chez Mahler (Des Knaben Wunderhorn), il maintient le cap du baryton, dont on reçoit inlassablement la théâtralité. On ne se mentira pas que les aigus de Thomas Hampson peinent parfois à sortir convenablement et que certaines émissions semblent un tantinet forcées, voire pas toujours justes, mais cette mise en scène linguistiquement exemplaire de cinéma muet transpose les ombres filantes en énergies nourrissantes.
Daniel Gerzenberg, premier pianiste à être accepté cette année à l’Atelier Lyrique du Verbier Festival pour l’accompagnement des lieder, a eu Wolfram Rieger comme professeur à Berlin : « Ce qu’il m’a appris, c’est l’imagination musicale. Dans notre salle de cours, on avait un Steinway et un vieux piano droit de la RDA. En général, les étudiants s’asseyaient au Steinway, et il jouait sur l’autre : il lui donnait une texture d’orchestre et créait des sonorités incroyables ». Farouche et conformiste : deux qualificatifs aussi bien impropres à Wolfram Rieger qu'à Thomas Hampson, qui a su éveiller curiosité et passions en trois temps à Verbier.
Thibault Vicq
(concerts, masterclasse et interview à Verbier, entre le 24 et le 31 juillet 2019)
Crédit photo (c) Silvia Laurent
06 août 2019 | Imprimer
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