Comme David Bobée à l’Opéra de Dijon, Robert Carsen a dû renoncer à sa Tosca lilloise – étrennée à l’Opernhaus Zürich – en cette fin de funeste saison. Ceci n’a pourtant pas empêché l’Opéra de Lille de monter autrement ce triangle amoureux de Puccini pour pouvoir diffuser l’œuvre dans les Hauts-de-France en juin, fidèle à son habitude annuelle. C’est à Olivier Fredj qu’échoit la responsabilité d’une mise en espace, après son diptyque de belcanto The King and His Favourite / The Queen and Her Favourite à la Monnaie de Bruxelles en mars dernier. L’excès de froufrous ne sied pas à Tosca, il faut en revanche un souci de l’efficacité du drame. Là, tout y est, en costumes, par les regards, avec des chaises éclairées de rayons irréels entre la vie et la mort. La course implacable du temps face aux événements – caractéristique de la pièce – se traduit par l’affichage d’un horaire à chaque étape. La mort de Scarpia et la fusillade de Cavaradossi en sont deux ainsi deux temps forts dont le Chœur de l’Opéra de Lille, installé en corbeille comme des spectateurs en représentation, ne perd pas une miette. Le spectacle devrait d’ailleurs se dévoiler sous un autre jour lors de sa diffusion numérique, monté comme au cinéma et sans entracte. Ce langage théâtral de l’essentiel, mélangé à l’incroyable substance synthétique de la musique, fonctionnera à coup sûr !
Joyce El-Khoury chante sa première Tosca parée d’un souffle impérial et impérieux. Les ponctuations exclamatives ou interrogatives atteignent les mêmes sommets que les paysages mélodiques grâce à une sidérante concentration de la projection. Chaque phrase est pensée comme une éruption volcanique, barrage à la barbarie de Scarpia. Rien n’est sous-entendu : cette Tosca ne s’encombre pas des formes, elle sait ce qu’elle veut. Le discours de vérité se fait en densité, en radiance de la présence vocale, lorsque toutes les facettes du même diamant diffusent une lumière éclatante. Si la soprano libano-canadienne demeure expressivement intense dans des postures physiques chiches en mouvement, c’est parce que les pistes de jeu par les yeux égrèneront la retransmission du spectacle, comme elle nous l’indiquait en interview. Cette possession par le chant fait parler Joyce El-Khoury à travers l’image que le personnage se donne d’elle-même directement. Cette « femme-écran », subtilité de l’interprétation d’une cantatrice par une cantatrice – forcément en retrait de sa propre personne – laisse paraître la dignité la plus complète.
Jonathan Tetelman est un Mario Cavaradossi des plus incarnés, de ceux qui imposent leur richesse vocale par la majesté de la sincérité et la puissance de la projection. On pourrait en louer l’émission solaire autant que les grands reliefs. Il représente une palette de l’extrême et déroule une pelote de chant qui ne connaît pas la crise, jusqu’à un « E lucevan le stelle » des dernières forces qui fait le plein de modestie bouleversante. Avec Gevorg Hakobyan, Scarpia se présente comme un baron réflexif gardant pour lui-même ses découvertes d’investigation. Le bouillonnement silencieux de ce vampire des lumières humaines tombe comme un couperet. Fort et autoritaire, il use de tous les stratagèmes ; droit et tranchant, il sert la justice qu’il a créée. On pourrait cependant reprocher à ses piano de se délester de tension, entre deux inflexions nourries d’insistance. Le Sacristain de Frédéric Goncalves inspire la bonhomie et la générosité, Patrick Bolleire fait un Angelotti mat mais robuste, et Luca Lombardo est bien chantant quoique parfois imprécis.
Alexandre Bloch dirige pour la première fois son fidèle Orchestre National de Lille à l’Opéra de Lille. Face à la scène et littéralement entouré par les instrumentistes au parterre, il se voue à un incroyable poème symphonique, illuminant constamment en un instant le volume de la salle. Sa Tosca impressionne par des qualités immersives – le dispositif spatial aidant – et une violence manifestes. Le chef attribue à chaque son une vaillante autonomie et un irréductible cheminement dramatique. L’orchestre se mue alors en force de la nature, en un ensemble de pièces à conviction prenant forme séparément. Alexandre Bloch transcende les frontières des tenues et « kaléidoscopise » les accords. L’orchestre vrombit, l’espoir naît d’instruments pour continuer à circuler sur d’autres. La fin de l’acte I est d’une décadence expressive exceptionnelle. L’acte III met en mouvement les vagues qui grondent et la marée qui érode les falaises de la passion, les courants iodés s’enorgueillissent de mille couleurs. La musique du destin est là, en furie, sans se laisser dompter.
Thibault Vicq
(Lille, 29 mai 2021)
Tosca, de Giacomo Puccini, diffusé le 3 juin 2021 sur le site de l’Opéra de Lille et dans 17 villes des Hauts-de-France
Crédit photo (c) Simon Gosselin
01 juin 2021 | Imprimer
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