Pour clore sa saison sur le thème « Mondes en migration » au Grand Théâtre de Genève, Aviel Cahn s’est penché sur Nabucco. Le fameux chœur des esclaves hébreux en exil, « Va pensiero, sull’ali dorate », tombe en plein de mille, et c’est à Christiane Jatahy, metteuse en scène brésilienne qui a fait des frontières sa spécialité dramaturgique et reçu en janvier 2022 le Lion d’Or de la Biennale de Venise pour l’ensemble de son œuvre, de proposer un regard contemporain sur cet opéra du jeune Verdi, sa deuxième réalisation lyrique après Fidelio. Lire l’indigeste interview-concept du programme de salle – on y parle d’individualité contre collectivité, de « rendre visible l’invisible », de « palimpseste » théâtral, de « post-quatrième mur » – ne change rien au regard que le public peut porter à sa lecture. L’abstraction intello masque surtout une véritable absence de point de vue sur les personnages, tous traités avec énormément de distance, dans un espace scénique trop grand pour eux. La réalisation, avec ses grands miroirs inclinables, sa vidéo en direct ou pré-tournée, sa pataugeoire qui se remplit puis se vide d’eau, confirme une maîtrise que Christiane Jatahy a acquise au fil de ses projets passés. Mais ici, il ne reste ni cinéma ni théâtre. Ne subsistent que des tableaux joliment faits (quoiqu’un peu poussifs dans la symbolique répétée) et apeurés par la direction du plateau vocal, en particulier dans les troisième et quatrième acte, réduits au minimum syndical. Sa carrière théâtrale cherche à réenchanter le documentaire par l’écriture et le regard ; des outils qui lui manquent à l’opéra pour vraiment convaincre.
La metteuse en scène déplace le Chœur du Grand Théâtre de Genève sur scène et en salle pour montrer ses visages et faire entendre ses voix. Le « Va pensiero » retentit d’ailleurs une seconde fois, en conclusion a cappella, toutes lumières allumées. Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’Alan Woodbridge a préparé la phalange genevoise jusqu’au firmament de leurs pianissimos, dans leurs rainures inoxydables, dans leur repartie vocale. Le partage du son entre ses membres est d’une fluidité impressionnante : chacun s’adapte en temps réel à la projection du voisin, et ce peuple universel réussit musicalement ce que la metteuse en scène peine à instaurer.
Nabucco, Grand Théâtre de Genève (c) Carole Parodi
L’Orchestre de la Suisse Romande mérite lui aussi des éloges pour la qualité de ses textures partagées et son écoute entre pupitres. Antonino Fogliani lui insuffle une euphorisante dynamique de meute enchaînée, prête au soulèvement. Il tient ainsi les rênes d’une masse instrumentale aux élans de folie, mais surtout enrobés dans un même corps. Les thèmes trouvent un confort insoupçonné sur des remarquables puddings d’accompagnement gorgés de vie, superposés de mouvements multiples en une structure compacte de cuir d’anches, de bois, de crins et de baguettes. Là encore, le côté rassembleur se manifeste dans une fête de couleurs en pleins feux, où le tempo atteint une exactitude dramatique grâce au temps libre entre les temps fixes, toujours dans un flux en dialogue avec la distribution vocale.
La prise de rôle de Nicola Alaimo en Nabucco utilise le silence et la respiration comme outils d’une exploration psychologique limpide à hauteur d’humain. Ce caractère distinctif, aux côté d’une interprétation gorgée d’affect, lui fait distiller un ambivalent poison-remède dans sa phrase, fidèle aux aspirations changeantes du roi de Babylone, même s’il lui reste encore à dompter complètement l‘écriture du personnage. Saioa Hernández restitue toute la tessiture d’Abigaille dans un tempérament projectif inouï et une consécration technique. Cependant, les nuances ne sont que proportionnelles à la hauteur des notes, elles-mêmes émises avec un pathos assez généralisé plutôt qu’en lien avec le livret et la partition. La soprano exagère un peu trop ses rallentandos et le poids de ses interventions, pour lesquelles moins de contrôle ostentatoire auraient pu faire compatir davantage envers cette « méchante » meurtrie, dont on devine seulement in fine la douleur expressive. Malgré son peu de graves, Riccardo Zanellato est un Zaccaria marbré, qu’on ne peut contredire. Il pose, appose, suppose, dépose, sans jamais perdre de sa superbe homogénéité en lévitation. Le ténor Davide Giusti (Ismaele) est un maçon des petits pas, pour un timbre pulpé qui fait mouche. Fenena un brin rigide, Ena Pongrac fait tout de même preuve d’une belle présence scénique.
Trop visiblement direct ou trop profond d’espaces et d’images, ce Nabucco désincarne ses protagonistes ou les convoque à un excessif élan collectif, quand le livret aurait demandé plus de caractérisation. La musique, elle, laisse défiler ces fantômes éternels.
Thibault Vicq
(Genève, 11 juin 2023)
Nabucco, de Giuseppe Verdi, au Grand Théâtre de Genève jusqu’au 29 juin 2023
N.B. : Roman Burdenko chantera le rôle de Nabucco les 22 et 27 juin
12 juin 2023 | Imprimer
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