Certaines productions de l’Opéra de Paris semblent ne pas prendre d’âge, comme l’indétrônable Iphigénie en Tauride de Krzysztof Warlikowski actuellement au Palais Garnier. Le nouvel Œdipe très attendu de Bastille fait partie d’une autre catégorie, tant sa ringardise et l’ennui foudroyant qu’il inspire le disqualifient du tapis rouge des années.
Wajdi Mouawad, directeur de La Colline - Théâtre national, n’est pas complètement novice à l’opéra car il a derrière lui un Enlèvement au sérail (relativement classique) à l’Opéra de Lyon. Il connaît par ailleurs bien Sophocle pour avoir mis en scène ses sept tragédies, et le mythe d’Œdipe pour l’avoir actualisé dans sa belle et âpre tétralogie théâtrale Le Sang des promesses. Pourtant, sa lecture de l’opéra d’Enesco retraçant la vie du parricide incestueux fige le mythe dans une esthétique vieillotte dépossédée de dramaturgie. Il a semblé être pris de court par la profondeur de scène de Bastille et le nombre d’artistes sur le plateau. Les éléments de décor – des parois grises – et les chœurs ne servent qu’à rétrécir l’espace de chant et de jeu : il s’agit donc davantage d’une « solution » que d’un moyen. « Jeu » est un bien grand mot quand on se concentre sur la direction d’acteurs mortifère. On pensait ces mouvements de foule oubliés depuis les années 80, on pensait que l’avènement de la mise en scène à l’opéra en France avait fait disparaître des radars ces postures « simili-tragiques » – bras tendu, main ouverte – face au public. On avait visiblement tort. Et malgré quelques idées fortes (les statues qui fondent, le grand cordon ombilical rouge de Jocaste tenu depuis les cintres) et des coiffures en fleurs témoignant de l’excellence artisanale de l’Opéra de Paris, on ne construit pas une proposition scénique en se rassurant de la masse humaine. Le chœur conditionne donc l’action, et on décroche un peu dans les passages plus intimes, voire complètement dans toute la deuxième partie. On peut être minimal sans être anémique ; c’est même un devoir dans une telle salle !
L’opéra, en français, se dévoile d’ailleurs pour la première fois à Bastille, suite à sa création en 1936 au Palais Garnier. Georges Enesco sortant humainement transporté d’une représentation d’Œdipe Roi à la Comédie-Française en 1909, il entame un travail d’écriture qui s’achève en 1931. Le livret d’Edmond Fleg retrace des segments de vie du personnage, en prenant certaines libertés avec la temporalité ou la nature des événements (comme l’énigme de la Sphinge). Le compositeur, dont c’est la seule œuvre lyrique, a fréquenté les cours de composition de Massenet et Fauré à Paris (après un passage de plusieurs années au Conservatoire de Vienne). Œdipe transpire parfois la musique pastorale roumaine, les chants liturgiques byzantins, et ruisselle de couleurs françaises délicates et suggestives, dont l’Orchestre de l’Opéra national de Paris s’empare avec classe et affection. Ingo Metzmacher fait de la fosse the place to hear, consolide les atmosphères absentes de la scène. On se délecte de ce ressac musical apportant dans son courant la phrase suivante. Le chef subtilise les différences d’articulation et les silences pour nourrir une spirale qui dévore et donne naissance aux sons dans la continuité la plus totale. Quand la dimension chambriste se fait soudain submerger par un tsunami orchestral, Ingo Metzmacher tient les rênes de ses fluides courants et sait garder son statut de bâtisseur d’écume. L’extrême fortissimo est étranger à ce monde-là, donnant ainsi raison à Œdipe, qui affirme que l’Homme est plus puissant que sa destinée.
Le chef retrouve plusieurs des chanteurs avec qui il s’était produit dans cette œuvre au Festival de Salzbourg en 2019, à commencer par Christopher Maltman, dans le rôle-titre. La voix sait techniquement y faire, de projection consolidée en mezzo piano timbrés, mais aucune once d’expressivité n’est à déclarer. Chaque fragment de texte est interprété comme le précédent (et le suivant), ce qui l’empêche de développer un langage vocal orienté ou intelligible. On en vient à se demander s’il croit véritablement à ses lignes, qui par réaction en chaîne ne se mêlent jamais aux couleurs instrumentales, ou même à son rôle, dont n’émerge aucun point de vue théâtral ou musical. Aux côtés de chœurs maison épars, les personnages secondaires suscitent en revanche plus d’enthousiasme. Yann Beuron compose un Laïos combattif, et Ekaterina Gubanova une Jocaste vigoureuse. La courte apparition de Mérope jouit du faste vocal d’Anne Sofie von Otter, et Anna-Sophie Neher humanise avec fraîcheur et optimisme la tragédie future d’Antigone. Le Thésée d’Adrien Timpau plonge en profondeur dans la phrase comme dans le grand bain, au contraire de Clive Bayley (Tirésias), dont on ne comprend pas les intentions par excès de variations d’orientation, mais qui excelle à restituer la rythmique de la prosodie. En Créon, Brian Mulligan est en plein dans le mille, avec un timbre d’acier et une autorité naturelle. Clémentine Margaine campe une Sphinge énigmatique aux glissandi sensuels, même si la compréhension du texte pèche un peu. Le souffle de Nicolas Cavallier est prometteur, puis s’enlise dans la force. Vincent Ordonneau soigne quant à lui sa palette de Berger. Laurent Naouri est enfin un magnifique Grand Prêtre, patriarche juste et personnalité bienveillante, qui croit profondément en la musicalité du texte.
Bien que déjà datée à sa création, la production ne reçoit pas de huées à la première : une nouvelle normalité à l’Opéra de Paris ?
Thibault Vicq
(Paris, 23 septembre 2021)
Œdipe, de Georges Enesco, à l’Opéra national de Paris (Bastille) jusqu’au 14 octobre 2021
01 novembre 2021 | Imprimer
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