Les spectateurs d’opéra commencent à bien connaître Calixto Bieito – voire à s’en accommoder, pour les plus réfractaires – et son imagerie organique du corps, sondant les névroses les plus profondes. On ne parle peut-être pas assez de la décoratrice Rebcca Ringst, avec qui il collabore régulièrement sur des scénographies massives et torturées. Les chocs extraordinaires qu’ils nous ont fournis ces dernières années (L’Ange de feu de Prokofiev, Lear de Reimann, ou Die Soldaten de Zimmermann) reposaient sur une gestion de l’espace qui dépassait le territoire d’expression du livret, par un espace « extralittéral ». C’est le chemin qu’ils tentent de suivre dans la production de Giulio Cesare in Egitto de Haendel, actuellement au Dutch National Opera, quoiqu’avec moins d’évidence que dans leurs précédents travaux. La complémentarité de la structure et des chairs met en effet quelque temps à prendre, comme si le metteur en scène voulait s’accorder le temps de définir individuellement chaque personnage hors de leur décor. Mais cette séparation entre les êtres et leur environnement finit par se comprendre au deuxième acte comme une composante propre d’une vision autour de la déconnexion des oligarques envers le monde qui les entoure. Il ne s’agit pas d’un spectacle sur les « problèmes de riches », mais sur les conséquences physiques et psychiques de l’isolement.
Rebecca Ringst a conçu une boîte métallique comme un « paradis high tech » construit au milieu du désert, au Moyen-Orient. Les protagonistes y entrent pour vaquer à leurs occupations et en sortent pour leurs airs, ego trips qui laissent entrevoir leurs pulsions les plus primitives. Cornelia se reconstruit ainsi après la mort son mari grâce au cannibalisme, Sesto se pare d’élans altruistes et un peu œdipiens avec sa mère, tandis que César, Tolomeo et Achille s’auto-octroient le droit de violer à tout va. C’est du Calixto Bieito tout craché, et on pourrait d’ailleurs s’étonner que le premier acte soit si fixe, avec des personnages bloqués par un décor peu usité et des situations ponctuelles sans lieu de rencontre. On se prend à penser qu’il en est tristement arrivé à se caricaturer, le talent en moins. Puis, la structure se surélève et s’incline – référence au pavillon de l’Arabie Saoudite à l’Expo 2020 Dubaï –, des projections commencent à illustrer le théâtre, et c’est là que la notion d’espace prend tout son sens. Le concept conjoint du pouvoir et de la cohabitation génère des situations diverses, où le metteur en scène ausculte les mécanismes de la condition humaine. On sort du spectacle lessivé par ce bombardement d’idées, mais également fasciné par l’ambition de cette lecture chorale et à tiroirs (même si on a connu Bieito plus « entier » dans sa direction d’acteurs).
Il ne fait aucun doute que la distribution est à la hauteur de l’enjeu. Cocher musical virtuose, l’exceptionnel Christophe Dumaux ne compose pas Giulio Cesare comme un calculateur : il prend les mots au fur à mesure qu’ils arrivent, et transcende la linéarité de sa ligne de rythmes frappants de perfection. Ses tornades de vocalises racontent la pensée et déposent les tripes sur la table. Il fait percevoir l’empereur romain comme un étendard flottant, humant en limier les faiblesses de ses interlocuteurs – notamment dans le superbe « Va tacito e nascosto » – tout en développant sereinement ses pensées, dans un timbre dense et trépidant. Si le jeu se bestialise, la voix s’épaissit. Entendre le contreténor est toujours une expérience des plus enivrantes ! Le magnétique Cameron Shahbazi fait de Tolomeo un bouillon de phrase mijotant à multiples températures dans une brillante épopée du verbe et de la technique. Par ses nappes exquises de legato épanoui, Teresa Iervolino extirpe le plus émouvant de Cornelia, en parallèle de la monstruosité qu’elle incarne sur scène. En Sesto caméléon, Cecilia Molinari identifie le caractère adapté à chacun de ses airs et s’y tient jusqu’au bout, en approfondissant les moindres aspects d’une tendresse avisée. Bien qu’il ait du mal à ne faire qu’un entre le chanteur et l’acteur, Frederik Bergman se montre toutefois très honorable. Le beau définit l’émission du contreténor Jake Ingbar, qui par une orientation plus poussée saura révéler ses plus beaux atours de musique. Les débuts de Julie Fuchs à l’Opéra d’Amsterdam sont pimentées par la savoureuse fusion qu’elle opère avec la scène. Tout est dans l’attitude, que suit un phrasé d’une santé insolente. On pourrait s’attarder sur un manque intermittent de justesse, sur une différence trop tranchée entre récitatifs et airs, ou sur des textures un peu discutables par-ci-par-là – comme dans le trop uniforme « Se pietà di me non senti » –, mais la soprano retombe toujours sur ses pattes. La théâtralité des appoggiatures et l’électricité de la prestation font énormément de bien. Car sans émotion jusqu’au-boutiste, quel sens aurait l’art opératique ?
On n’étonnera personne en témoignant de l’excellence duConcert d’Astrée chez Haendel, mais rien n’y fait, l’enchantement recommence à chaque fois ! La direction d’Emmanuelle Haïm se place du côté de l’humain, envers et contre tout. Soutien ou rival du chant, l’orchestre participe alors à un édifiant dialogue avec le plateau. La cheffe désigne les extrémités de la partition des sentiments, donne du mou, matelasse les appuis, et soudain actionne une force de propulsion. Car elle sait tourner de concert les manivelles à la fois « mécaniques » et « lyriques » de la partition. Le résultat est l’expression d’un microcosme musical au temps présent, préparant son élan et laissant planer son sillage. Les entrées successives des instruments semblent être faites du même bois, et tout le monde contribue à l’élaboration d’un même son, à l’image d’un lien invisible entre tous les personnages de l’œuvre.
C’est sur l’image heureuse de ces derniers que s’achève la représentation : les « super-riches » ont acheté la paix avec des WC en or. Calixto Bieito n’est pas près de cesser de faire jaser…
Thibault Vicq
(Amsterdam, 19 janvier 2023)
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