L’Opéra national de Lorraine aura su relever la tête et tenir son contrat des nouvelles productions qu’il avait prévu de créer en ses murs pour la saison « Transfigurer la Nuit » : le poétique Görge le rêveur, les courts-métrages de #NOX1, Le Tour d’écrou – capté et timidement diffusé en ligne ces derniers jours –, et enfin un Rigoletto par Richard Brunel, le directeur de l’Opéra de Lyon dès septembre.
Quel ennui que cette dernière fournée, transposée dans le monde de la danse, et qui traîne péniblement son concept du début à la fin de la représentation ! En faisant de Rigoletto une sorte de régisseur général boiteux pour le corps de ballet dirigé par le Duc de Mantoue, le metteur en scène passe complètement à côté de tout ce qui pourrait avoir un soupçon de potentiel théâtral : l’amour père-fille, l’émancipation de Gilda, le statut de bouffon triste de Rigoletto... Pire, la rivalité entre le Duc et Rigoletto, alléchante sur le papier – le Duc pourrait avoir remplacé Rigoletto à ses fonctions après un accident aux séquelles irréversibles de ce dernier – est complètement oubliée. Les airs sont chantés assis, immobiles, ou avec le minimum syndical de dramaturgie. Le couple Gilda-Duc est aussi affriolant qu’une photocopieuse. Rigoletto n’existe ni en tant que personnage de chair et d’os ni en tant que figure de référence dans le récit. Le plus énervant, ce n’est pas que la mise en scène veuille à tout prix s’accrocher à son idée initiale, mais que le niveau de détail de l’imposante structure de décors signée Étienne Pluss, des formidables lumières de Laurent Castaingt et des costumes réalistes de Thibault Vancraenenbroeck – et donc très convaincants, car projetant dans une réalité immédiate – n’ait finalement qu’un rôle limité. Le metteur en scène meuble l’absence par la technique et l’artisanat d’art. On verra donc à toutes les sauces la mère de Gilda, très joliment dansée par l’Étoile Agnès Letestu. Richard Brunel oublie également ce qu’il est censé développer, à savoir le fonctionnement d’un corps de ballet. On aurait aimé voir l’emprise néfaste du directeur, la haine dans les coulisses, la dureté du travail. On ne récolte que du toc pailleté.
Quand on arrête de faire le décompte des incohérences du récit, on se tourne vers la musique. Et il n’y a pas de quoi sauter au plafond non plus en fosse… Comme au Grand Théâtre de Genève en 2014, Alexander Joel peine à agripper l’Orchestre de l’Opéra national de Lorraine et à restituer les ramifications des articulations verdiennes. Les instrumentistes ont en tout cas décidé de ne pas donner dans la subtilité ou l’exigence du son. L’arrachage saigné des staccatos par les cordes et l’instabilité des cors n’en sont que deux exemples. Le chef allemand lance les accords en haut-le-cœur, et la mélasse sonore qu’il sert ne rassasie nullement dans des accompagnements rythmiques d’un terrifiant conformisme métronomique – et souvent décalés par rapport aux voix.
Juan Jesús Rodríguez, éblouissant Macbeth et Boccanegra de tous les éloges à l’Opéra de Marseille, perd de sa superbe en Rigoletto. Avec ses lignes scolaires, il semble sans arrêt dans l’auto-censure expressive. ll chante en bloc minéral qui empêche son timbre franc de sortir de son cocon. Il ne fait « que » ce qui est écrit – ce qui n’est déjà pas si mal –, mais on est en droit d’attendre un minimum d’interprétation. Si le ténor Alexey Tatarintsev ne manque pas de projection, de soutien ou de souplesse, on déplore l’imprécision de quelques attaques et l’aspect coupant du phrasé. Rocío Pérez excelle dans la liquéfaction lumineuse de ses circonvolutions musicales. À un peu moins uniformiser ses tenues, elle ferait une Gilda formidable. Le plus étonnant demeure cependant l'homogénéité compliquée des trois voix principales les unes avec les autres. L’inquiétant Sparafucile d’Őnay Köse complète cependant la distribution avec une grande consistance, tout comme la Maddalena habile de Francesca Ascioti. Aline Martin sort rarement de sa zone de confort et Pablo Lopez peine à soutenir ses notes. Rare réjouissance de la soirée, le Chœur de l’Opéra national de Lorraine est sous son meilleur jour, avec la préparation bien calibrée de Guillaume Fauchère.
Si un prof de philo était passé sur cette copie, il aurait sans doute griffonné « md » ou « hs ». La pilule passera peut-être mieux dans les maisons coproductrices, que sont l’Opéra de Rouen Normandie, l’Opéra de Toulon et les Théâtres de la Ville de Luxembourg.
Thibault Vicq
(Nancy, 22 juin 2021)
Rigoletto, de Giuseppe Verdi, jusqu’au 1er juillet 2021 à l’Opéra national de Lorraine (Nancy)
Crédit photo (c) Jean-Louis Fernandez
24 juin 2021 | Imprimer
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