Comme à l’ouverture des Jeux olympiques de Paris, la pluie s’est subrepticement incrustée lors du dernier week-end du Festival international d’opéra baroque et romantique de Beaune. La version de concert de Rinaldo de Haendel, prévue à l’incomparable cour des Hospices, s’est ainsi vue rapatriée à la Basilique Notre-Dame. Même dans ce cadre moins enchanteur, la musique a agrippé sans relâche le corps et l’esprit, dans une bulle de bonheur béat loin du conscient, permise par des interprétations vocale et instrumentale parfaitement appariées.
L’ensemble Les Accents (qui fêtait ce soir ses dix ans d’existence, et de présence à Beaune, où il a été créé), par son effectif, par son placement, par la soie de son émission, défend une véritable expérience de son. Aucune trace d’égo n’émerge de ce souffle de vie, de cette résonance si particulière, sous la baguette-archet du violoniste Thibault Noally, orientant des musiciens imprégnés d’une force de proposition émotionnelle authentique. Dans le rendu, tous personnifient une certaine idée d’un espace de création de confiance. Ils sont là pour se faire plaisir, cela se voit par leurs sourires, cela s’entend par leur matière de l’élément aérien et du mouvement combattif, qui commence et se termine simultanément d’un pupitre à l’autre. L’essence même du flux est finement capturée, jamais séquencée. Les lignes voguent, errent parfois, toujours pour le meilleur, dans une noblesse du labyrinthe. Le chemin est fait de méandres sans vernis, d’effets contextualisés par le volume et la densité. On se sent si bien dans ce safe space, où l’audition crée des images et où la musique écrit les lignes psychologiques. Thibault Noally reste en permanence partie prenante de la phrase, n’en surplombe aucunement les accords, puisque sa démarche vient de l’assemblage. Il invite à entrer dans l’écoute, à ne pas se fier à une conception verticale. Tous semblent flotter dans de nouvelles frontières sonores, quelle que soit leur tessiture. Et avec un continuo aussi inspirant et des interprètes aussi amoureux du rendu musical, rien ne peut arrêter cette déferlante obsédante et hypnotique, proche des voix intérieures haendéliennes, sans omettre les déchaînements inopinés des furies et des croisades.
Thibault Noally & Carlo Vistoli, Rinaldo - Festival de Beaune (2024)
Les chanteurs suivent le même régime généreux que les Accents, en participant à la conservation d’une phrase collective. Carlo Vistoli étincelle continûment dans le rôle de Rinaldo. Il y a la clarté déconcertante de la diction, l’évidente simplicité du développement mélodique à partir des composantes instrumentales, qu’il intercepte au vol pour s’y fondre in medias res. Son voyage vocal passe par toutes les stations mentales du personnage, ne cesse d’explorer, au-delà de la représentation. Il soutient les notes, les ressasse et les magnifie, et fait de même avec ses intentions, toujours en mouvement, avec des notes à l’intensité intacte dans les sauts d’octaves et dans les variations ! Gwendoline Blondeel cultive également l’art du prolongement, pour sa part dans une merveilleuse cascade créative. On s’incline devant la beauté absolue de la voix, qui conquiert le spectateur par un point de vue de longueur et de douceur. Le bouleversant da capo de son « Lascia ch’io pianga » confirme la réussite itérée d’interventions sous forme de parenthèses instantanées, à l’abri du mal, irradiées d’extraordinaire. Chiara Skerath incarne l’autre versant soprano, maléfique. Le feu de la colère se trame en impétueux jeux de tenues dans « Ah! Crudel » (qui se confondent superbement avec l’orchestre), en saisissants contrastes de nuances dans « Furie terribili », ou « simplement » par l’intensité d’un discours en ramifications projectives comme autant d’épisodes palpitants. Victor Sicard apporte une garantie épique au récit, grâce à des syllabes au caractère bien trempé, et surtout grâce à un dialogue permanent avec la partition. Si Haendel convoque évidemment la gourmandise harmonique des airs, le baryton y appose un livret « qui chante » : les récitatifs se parent d’une linéarité réaliste et les mélodies triomphales constituent son fil rouge. L’épaisseur cuivrée et la souplesse fumée de Lorrie Garcia enthousiasment enfin autant que la minéralité élégante et le bouillonnement contenu d’Anthea Pichanik.
Dans le roman La Septième Fonction du langage de Laurent Binet, un secret (convoité) de la parole permettrait de devenir convaincant en toutes circonstances, et donc d’influer sur la marche d’un pays et du monde… Les interprètes de ce Rinaldo d’exception en ont sans doute trouvé ensemble l’équivalent musical !
Thibault Vicq
(Beaune, 27 juillet 2024)
Commentaires