Un an après un Orfeo ed Euridice qui nous avait laissés de marbre, la mythologie grecque de Gluck selon Robert Carsen revient au Théâtre des Champs-Élysées avec Iphigénie en Tauride. Et ce spectacle, moins épuré qu’il n’y paraît, est une réussite de premier ordre à tous les niveaux.
Le metteur en scène fait revenir à intervalles réguliers les notions de sacrifice et de meurtre comme transmission, dans la famille des Atrides. Le décor, formé de trois murs, respecte l’unité de lieu du théâtre classique mais enclenche une série de décollages vers d’autres dimensions de temps et d‘action. L’opéra commence d’ailleurs à la suite d’Iphigénie en Aulide, où l’héroïne échappait à sa mise à mort par son père Agamemnon, assassiné par la suite par son épouse Clytemnestre, qui elle-même était tuée par son fils Oreste. Dans cette production, le poignard et l’autel ne sortent quasiment jamais du cadre. Des danseurs mettent en exergue cette génétique du meurtre par une chorégraphie démente de Philippe Giraudeau. Les noms du père et de la mère, du frère et de la sœur, sont inscrits à la craie sur les parois de scène et mis à contribution dans les extraits nécessitant une interaction avec les souvenirs. Le sang coule sous forme d’eau sur le sol et en arrière-plan, et sert à effacer les lettres à la craie, avant que la chaleur ne la dissipe. Le jeu de disparition consciente ou inconsciente est renforcé par de stupéfiantes lumières de Robert Carsen et Peter van Praet. La renaissance de la tragédie grecque par le mouvement – des corps et des ombres projetées – se place en immense valeur de cette production étrennée en 2006. La deuxième partie perd en complexité, pour affilier le mythe à une symbolique du devoir et de la sagesse. Ces actes III et IV ne jurent certainement pas avec la magnificence noire de l’avant-entracte, mais nous nous attendions à une montée en puissance dramatique plus flagrante jusqu’au dénouement.
Le plateau vocal est mené par une Gaëlle Arquez extrêmement investie. Son Iphigénie embrasse son destin déjà écrit avec lucidité et intensité. Elle ne perd à aucun moment le fil d‘une prosodie revendicative et éclairée, même si la prononciation omet parfois la clarté. Ce rayonnement se retrouve chez Stéphane Degout, Oreste touché par une force supérieure. Le baryton nous fait ainsi entrer dans une résonance intérieure, poétique, en floraison, furieuse parfois, étonnante toujours. Le Pylade de Paolo Fanale rassemble aussi les attributs d’une grande voix : étagée, onctueuse, sans ostentation. Alexandre Duhamel, dans le rôle de Thoas, avance avec élan : il incarne un roi de Tauride majestueux, confiant dans ses choix et attaché à son honneur. Catherine Trottmann assure enfin une prestation à la ligne féconde. Thomas Hengelbrock obtient le sublime de la part de son Balthasar-Neumann-Ensemble, en termes d‘accentuations et de constructions de strates. Il est partisan de l’empreinte musicale, depuis laquelle les chanteurs créent leur propre écriture vocale. Le Balthasar-Neumann-Choir dispose enfin des moyens musicaux et techniques nécessaires pour animer les tutti.
Il serait donc dommage de se priver d’un telle soirée, sorte de revival sombre de la récente Flûte enchantée de la Bastille, par le même Robert Carsen.
Thibault Vicq
(Paris, le 26 juin 2019)
Iphigénie en Tauride, de C. W. Gluck, jusqu’au 30 juin au Théâtre des Champs-Élysées (Paris 8e)
27 juin 2019 | Imprimer
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