Et si Manon, de Jules Massenet, était une histoire de narcissisme ? Ou bien juste une histoire de goût pour les belles choses ? Dans une nouvelle production de l’Opernhaus Zürich, Floris Visser centre sa mise en scène autour de la représentation mentale du personnage principal… dans les intentions, du moins, car on ne peut pas en dire autant du résultat, où rien ni personne ne convainc totalement.
Le spectacle débute avec un miroir, dans lequel une petite fille se mire, un long gant blanc de dame au bras. Les scènes mondaines à la foire du Cours-la-Reine font apparaître en fond de scène une surface réfléchissante, qui va faire apparaître des cassures à l’acte IV. Le finale voit les acteurs de l’histoire brandir chacun un morceau de miroir brisé vers le public. « Une vie autour de sa propre image n’est pas viable », diront les sages. Le traitement de l’enfermement sur soi-même et ses propres désirs est renforcé par une scénographie très laborieuse à partir d’une boîte de scène, munie de portes coulissantes peu pratiques en fond de scène, pour montrer un niveau supplémentaire de réalité éloignée de celle de Manon. On pourrait s’attendre à des visions surprenantes ou à des changements de décors soudains, mais ce qu’on aperçoit est soit ridicule (une femme enlève sa robe – l’unique vêtement qui la couvre – sur l’autel d’une église ; comprendre : l’abbé Des Grieux et Manon ont consommé un amour interdit), soit inutile ou confus. Floris Visser n’apporte en fin de compte aucune clé d’interprétation vraiment tranchée, et dit tout et son contraire, dans une optique statique dénuée de vision et d’esthétique (à ce titre, il faut saluer les photographes qui donnent l'illusion d'une magnificence visuelle). Manon est aussi bien naïve que vénale, séductrice et effarouchée. Le Comte Des Grieux est passif et enflammé. Lescaut éprouve du désir pour sa cousine, puis soutient réellement Des Grieux dans sa passion avec Manon. Brétigny est le sugar daddy de Manon au III, avant de disparaître aussi vite qu’il est apparu.
Il est donc normal que les chanteurs aient du mal à suivre ce qui leur a été demandé (ou pas !). C’est sans compter les élans trop pucciniens du chef Marco Armiliato, faisant déborder la musique hors du cadre et lui inculquant ainsi trop de lourdeur, en dépit de nuances soignées. Les passages péchus sonnent très grandiloquents, au lieu d’exprimer des lignes tranchantes et soudaines dans la narration orchestrale. La deuxième partie affirme des couleurs cornées chez les cordes et des textures étoilées plus saillantes, tout à fait adaptées à l’intensité dramatique, bien que toujours trop sonores. La Philharmonia Zürich s’acquitte relativement bien de sa tâche, hormis les flûtes accordées au lance-pierres et un motif récurrent des violoncelles qui gagnerait à s’étoffer de ravissement plutôt que de beauté pure.
Dans ce contexte peu propice à la confiance pour les chanteurs, la prise de rôle d’Elsa Dreisig dans le rôle-titre, éminemment attendue, n‘est pas complètement à la hauteur. Le timbre est savamment équilibré, mais la soprane cherche à trop rayonner : elle a tendance à forcer la voix, notamment dans des aigus aigrelets. Souvent un peu trop haute et sèche, elle ne semble pas en maîtrise complète de son incarnation vocale et théâtrale de Manon. Problèmes de continuité sonore, de transition, et platitude d’actrice émaillent à plusieurs reprises sa performance, qui prend un nouveau tournant dans la dernière demi-heure, aussi bouleversante d’expressivité que moins prégnante de diction. Piotr Beczała, en Chevalier Des Grieux, perd également en articulation vers la fin (« Manon » devient « Maman »), après plus de deux heures d’une clarté exceptionnelle. Bien que la majesté de son émission livre d’indéniables sommets de musicalité, le lyrisme exacerbé reste éloigné de la lettre. C’est le grand opéra qui se fraie un chemin, alors qu’on était venu pour un opéra-comique.
Guillot est brillamment interprété par Éric Huchet, depuis les intonations de la déclamation au relief probant du chant. Si Yuriy Yurchuk (Lescaut) dose sa puissance avec tranquillité et fait preuve d’exactitude mélodique, il pourrait perdre en étroitesse de prosodie et s’émanciper encore davantage dans des nuances dignes de ce nom. Le Comte Des Grieux, version Alastair Miles, hache son phrasé, malgré une poigne d’intensité. Le Brétigny de Marc Scoffoni s’avère bien parlant et loquace vocalement. Les radieuses Yuliia Zasimova, Natalia Tanasii et Deniz Uzun (Poussette, Javotte et Rosette), ainsi que les très équilibrés Jamez McCorkle et Omer Kobiljak (Deux Gardes), instaurent une dynamique positive des petits rôles. Enfin, le Chœur de l’Opéra de Zurich et le Statistenverein am Opernhaus Zürich ont une fâcheuse tendance à traîner et à peu se coordonner.
La réflexion sur le beau dans cette production est en d'autres termes un acte manqué, et il faudra sans doute repasser pour soulever un enthousiasme non-simulé.
Thibault Vicq
(Zurich, le 10 avril 2019)
Manon, de Jules Massenet, à l'Opernhaus Zürich jusqu'au 15 mai 2019
Crédit photo : T+T Fotografie - Toni Suter
13 avril 2019 | Imprimer
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