Les dix ans de Barrie Kosky à la tête de la Komische Oper Berlin ont laissé des productions inoubliables, parmi lesquelles certaines dont il était à la barre. On guette donc en France avec impatience l’arrivée de tous les spectacles de cette époque récemment révolue. Sa mise en scène de Sémélé de Haendel (2018, vue en streaming pendant les mois COVID) débarque à l’Opéra de Lille, reprise par David Merz, et c’est un strike complet !
Sémélé aime le dieu des dieux Jupiter, qui aime Sémélé. Or cette dernière doit épouser Athamas, que chérit en silence Ino, sœur de Sémélé. En enlevant Sémélé pour lui faire profiter de son royaume, Jupiter attise la jalousie son épouse Junon, qui réveille donc le dieu du sommeil, Somnus, afin de pouvoir prendre la forme corporelle d’Ino face à Sémélé : elle convainc Sémélé qu’elle n’atteindra l’immortalité que par un contact avec la nature divine de Jupiter. Le plan de vengeance de Junon est complet lorsque Sémélé, brûlée par la foudre de Jupiter, se retrouve réduite en cendres. Bien plus bas sur Terre, Ino et Athamas partagent in fine leur joie d’être enfin en couple…
Le somptueux décor de Natacha Le Guen de Kerneizon est le premier maillon de la soirée. Dans un espace carbonisé jusque dans ses fondations, Sémélé émerge d’un tas de cendres au début de l’opéra. La noirceur calcinée marque continûment la présence de Jupiter (à la fois omnisciente et invisible), et le mélange des temporalités commence à s’installer : Barrie Kosky commence par la fin de l’histoire (dont il résume les enjeux en quelques lignes projetées sur le rideau pendant l’ouverture), et l’action représentée se situerait dans le passé. Mais n’est-ce pas une malédiction que Sémélé ressasse éternellement dans la solitude qui suit sa perte, ou l’héritage cyclique du récit des Métamorphoses d’Ovide (source de cet oratorio profane) ? La disparition des faisceaux lumineux dans cette matière noire renforce la suffocation du huis-clos de Sémélé. Enfermée dans ces volumes, elle n’entrevoit le monde extérieur que par des portes fermées, une cheminée et des miroirs réfléchissant une lumière invisible pour elle. La narration des spotlights (sublimement menée par Alessandro Carletti) tisse des liens limpides avec l’arrivée et le départ des chœurs et des personnages, ainsi qu’avec le tunnel traversé par la protagoniste. C’est directement touchant, beau et utile, riche en direction d’acteurs. On croit d’abord que Barrie Kosky en fait trop avec le jeu, puis on se rend compte qu’une passion amoureuse – le nœud de l’intrigue – n’est plus passion si elle devient raisonnable. L’engagement de la distribution rejoint une profonde réflexion des volumes qui culmine dans un assemblage si siamois de la scène et de la fosse qu’on ne distingue plus l’apport individuel de la musique ou de la lecture. On assiste à une pleine œuvre collective. Une telle leçon de théâtre musical n’est pas si courante dans le marché lyrique actuel !
On a souvent écrit au sujet de la vivifiante sensualité du Concert d’Astrée sous la direction d’Emmanuelle Haïm. Ce soir, le travail musical s’accomplit avec autant d’enthousiasme, mais se façonne dans une perspective similaire au processus visuel, toujours à partir de cet univers d’incendie encore fumant. La cheffe fait converger les prises de parole orchestrales comme se heurtent les visées de projecteurs, acère les atterrissages de phrases, donne aux textures une rondeur durcissante telle la roche volcanique. Elle s’accroche à la terre, celle-là même qui fait défaut à Sémélé dans le ciel de Jupiter. Elle fait sentir la finitude des choses et leur potentiel de transformation à travers l’articulation et la respiration. Le continuo est indissociable de l’énergie de l’orchestre, et le chœur livre une nouvelle prestation haut de gamme.
L’idée d'épanouissement artistique est corroborée par une équipe de chanteurs-acteurs aussi admirables les uns que les autres. Après Morgana à l’Opéra national de Paris, Elsa Benoit confirme sa maîtrise des héroïnes handeliennes, où l’émotion pure coexiste avec le frottement, le glissement de personnalité et la tendresse. Ici boussole déboussolée, elle élabore une ossature vocale à partir d’un sérum d’invincibilité porté par une mortelle à l’amour sans limites. Stuart Jackson est le Jupiter du suggestif et de l’explicite rassemblés dans un même rêve : celui d’une voix de titan, à la voyelle large et à la conscience de l’ensemble, jusque dans la peau de l’humain énamouré. Le gracieux vibrato de Victoire Bunel trace les traits de crayon expressifs de son Ino. La ligne est investie sur la durée, la voix est celle d’une sirène grisante qu’on continue à écouter passionnément, attiré par les facettes conteuse et les carats étincelants auxquels elle donne accès librement. Le contreténor Paul-Antoine Bénos-Djian sidère par l’homogénéité du timbre et la malléabilité des atmosphères, Joshua Bloom figure habilement un père incisif à l’instar d’une plante carnivore dévorante, Emy Gazeilles-Pegliasco a le tempérament pimpant d’Iris, et Evan Hughes (Somnus) réussit haut la main son numéro d’ours mal léché au réveil. Enfin, l’excentrique Ezgi Kutlu étend son lasso d’élasticité à tous les airs de Junon, pour lesquels son chant de trône fait grandir les vertus et les bassesses avec le même brio.
C’est donc vraiment sur un petit nuage qu’on s’est plongé dans l’ouverture de saison de l’Opéra de Lille. Il est encore temps de partager ce petit bout de paradis pour quelques représentations et le festival « Sémélé ou la traversée des songes », qui accompagne le spectacle.
Thibault Vicq
(Lille, 6 octobre 2022)
Sémélé, de Georg Friedrich Haendel, à l’Opéra de Lille jusqu’au 16 octobre 2022
08 octobre 2022 | Imprimer
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