Une semaine et demie après la première d’une Thaïs biberonnée aux représentations de l’enfer, le Teatro alla Scala enchaîne avec une autre nouvelle production maison : celle de La Dame de pique, reçue par un public déchaîné. Avant même l’ouverture du rideau rouge, l’arrivée de Valery Gergiev en fosse déchaîne quelques sifflets en raison de ses liens avec Vladimir Poutine. À la fin du spectacle, de violentes huées visent le metteur en scène et son équipe artistique, mais d’énormes bravi félicitent les chanteurs protagonistes et le chef d’orchestre.
La Dame de pique © Brescia e Amisano / Teatro alla Scala
Au lendemain des bombardements russes à Kiev, l’éloge du maestro peut sembler malvenu – d’ailleurs, Dominique Meyer lui a demandé de se déclarer opposé à cette guerre sous peine d’être expulsé de la production –, mais nous ne pouvons pas faire l’impasse sur la sensibilité musicale qu’il communique dans l’œuvre de Tchaïkovski. Le souffle coupé, les actes manqués, les déflagrations de sorcellerie : nous recevons les merveilles de la partition de la meilleure manière qui soit. Le somptueux équilibre des pupitres demeure une recette d’immersion immédiate dans les trois actes. Avec le directeur musical du Théâtre Mariinssky, le son a une masse ; il se soulève par les cuivres, explore les profondeurs par les basses. C’est une histoire sans fin, un plan-séquence de musique. Le fantastique ambigu porté par le livret de Modeste Tchaïkovski – frère de – n’est rien comparé à celui que le chef stimule par les textures et les nuances. Les ombres se solidifient, les phrases pèsent. Les néons et les lustres sur scène trouvent l’alliage auditif parfait à travers un Orchestre du Teatro alla Scala bien plus rigoureux que la veille dans Thaïs car trouvant la juste articulation, l’émission directe et la synchronisation d’écoute et de jeu.
Curieux que ce déchaînement final des haters contre le Theaterregisseur Matthias Hartmann aux saluts, tant la proposition nous a paru intelligente et belle pour sa gestion thématique des espaces, de la lumière, et du temps prenant son temps. L’ancien directeur du Burgtheater de Vienne utilise des blocs verticaux (comme dans son Boris Godounov genevois) pour signifier la hauteur écrasante de la jalousie sur les personnages, qui deviennent malgré eux des pions sur un échiquier (non-littéral) d’une seule couleur. Le noir et le blanc dominent, et l’or prend le dessus lors d’un bal insouciant clôturé non pas par l’arrivée de Catherine II, mais par la Comtesse après que tout le monde s’est bandé les yeux. Ces invités ne voient pas, ne remarquent Hermann que lorsqu’il gagne (puis perd) au jeu pour mieux l’humilier, n’anticipent pas le désespoir de Lisa, se frayent un regard dans un plateau souvent rempli de fumée. La Comtesse elle-même porte des lunettes noires, quand ce ne sont pas des néons aveuglants ou des rideaux blancs qui cachent la vraie nature de ce qui est. La scène du bal cristallise à elle seule tous les simulacres, les miroirs sur les blocs amovibles ramenant aux convives le portrait de ce qu’ils connaissent déjà. Cette lecture nous a en tout cas paru apte à mettre d’accord les avant-gardistes et les classiques à l’opéra… peut-être à tort !
© Brescia e Amisano / Teatro alla Scala
L’Hermann de Najmiddin Mavlyanov récolte quant à lui tous les suffrages. Sa voix caméléon s’unit à l’orchestre par tous les moyens synergiques : elle se cramponne, l’enveloppe, le caresse tour à tour en complément ou en réponse. Le ténor offre un visage et une sublime expression musicale à l’élixir de cupidité qui monte en Hermann, après avoir été le corsaire aventureux de l’amour, pour faire culminer une ligne de chant pleine et large. Asmik Grigorian, met ici en situation les extraits qu’elle avait chantés à l’Opéra national de Paris en juin 2021 pour une Lisa observatrice et « éponge », prête à tout accepter jusqu’au sacrifice, ce dont ses crescendos hallucinants témoignent sans mal. Malgré quelques forte manquant de mordant, le timbre reste incroyablement homogène et saisissant. Le combat qu’elle mène psychologiquement pour son incarnation de Lisa à chaque phrase relève à ce titre de l’inouï, du cœur organique. Polina est exquise sous les traits d’Elena Maximova, friande de tendresse et d’enchantement vocaux. Le légato fin d’Alexey Markov forme la matière première de l’abnégation du Prince Eletski, dont la substance chantée s’alimente de ses intenses affects. La verve de Roman Burdenko, jusqu’au fond de sa voix enrobeuse et onctueuse, courageuse et réconfortante, séduit autant que la resplendissante Maria Nazarova, et que les (courtes) interventions de Brayan Ávila Martínez. Julia Gertseva ne fait qu’une bouchée du mysticisme d’une Comtesse fantomatique, dynamisée par le bagage du passé, quoiqu’un peu moins bien placée dans l’air de Grétry. Notons aussi le haut niveau du chœur d’enfants chapardeur et la densité fourmillante du Chœur du Teatro alla Scala. Une soirée ensorcelante !
Thibault Vicq
(Milan, 23 février 2022)
La Dame de pique, de Piotr Ilitch Tchaïkovski, au Teatro alla Scala (Milan) jusqu’au 15 mars 2022
N. B. : Elena Guseva interprètera le rôle de Lisa les 8 et 15 mars
Crédit photo © Brescia e Amisano / Teatro alla Scala
27 février 2022 | Imprimer
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