Même si Pelléas et Mélisande est l’unique opéra achevé de Debussy, ce dernier a pourtant voulu expérimenter par la suite une œuvre mêlant tous les arts. Preuve en est avec Le Martyre de saint Sébastien, « mystère » en cinq actes sur un texte de Gabriele d’Annunzio et avec un peu moins d’une heure de musique, autour de la vie de la figure chrétienne transpercée de flèches, interprétée par la danseuse Ida Rubinstein. La création au Théâtre du Châtelet en 1911 suscite un tollé de l’Église, peu encline à voir une de ses représentations de chair et d’os banalisée à un simple portrait de fiction soumis à une ablation de foi. Cette ire de l’archevêché, concrétisée par une menace d’excommunication, et assortie d’une durée de spectacle de cinq heures, n’en fera pas le succès escompté, malgré des costumes et décors grandioses de Léon Bakst. Celui-ci avait signé un an plus tôt les parures de la Princesse et du vertébré volant de L’Oiseau de feu, premier grand ballet de Stravinski d’après un conte traditionnel – et première commande d’envergure de Diaghilev au compositeur pour la saison des Ballets russes – avant deux autres chefs-d’œuvre que sont Petrouchka et Le Sacre du printemps. Debussy et Stravinski se rejoignent sur le renouvellement de la forme : le premier par la mutualisation des moyens artistiques, le second par la révolution du langage musical de narration. Le rapprochement des deux œuvres par Valery Gergiev, autour de l’Orchestre de Paris et de son Chœur avait tout pour plaire sur le papier, mais la réalité souffre d’un grand écart de style, dont Debussy sort cabossé.
Les fragments symphoniques réunis par André Caplet (co-orchestrateur de Debussy sur Le Martyre) puis arrangés en suite – avec passages chantés – par Claudio Abbado en 2003, ne racontent pas une histoire aussi linéaire et limpide que celle de L’Oiseau de feu. Et Valery Gergiev a beau être l’instigateur d’un niveau saisissant de détails et de nuances, cela sonne soit très sec, soit très américain, dans une épaisseur bleu pétrole. Dans cette partition convoquant le Moyen Âge et la chanson de geste, il se cantonne gratuitement aux effets en tant que tels, dans une succession peu sensuelle de numéros, utilisant l’orchestre comme un faiseur de musique. Nous entendons trop les cliquetis des engrenages, le terrestre des trémolos contre l’aérien attendu, alors que le merveilleux devrait primer. Valery Gergiev fait passer un son de cinéma au détriment du son de théâtre. L’absence de divagations dans le déroulement et l’imprécision des départs brouillent le savoir-faire des instrumentistes, que nous avons connus en meilleure posture. Les tutti bois piquent les oreilles et les violons acérés restent sur la défensive. Le tuba esquisse cependant des phrases sur la voie de la rédemption, dont les cordes suivent parfois le sillage bonificateur dans de longs archets enflammés. Les deux chanteuses deviennent rescapées d’une proche noyade sous un orchestre trop fort. L’intelligibilité inexistante du texte est dommageable chez Julie Fuchs, étant donné le temps plus que réduit de ses interventions. Vocalement, le phrasé pourrait être déclamé avec davantage de plénitude et moins de cisaillements, mais le travail est correctement délivré. Sandrine Piau, un peu plus compréhensible, s’insère sainement dans les vaguelettes instrumentales, droite et ramifiée, à l’aide d’un vibrato en ondines. Elle s’élance parfois avec succès, épanouie et dans la force d’un soutien qui ne perd pas en profondeur. Le Chœur de l’Orchestre de Paris, préparé avec le grand sérieux habituel de Lionel Sow, semble lui aussi perdu par les tourbillons manuels de Valery Gergiev, mais a le mérite de trouver la juste mesure entre le cœur et le corps, les relais et les assises.
Il eût été déplorable (et surprenant) que le maestro russe loupât L’Oiseau de feu. Il illumine la pièce de tous ses solos, à l’excellence généralisée (mention spéciale au premier basson, dans la berceuse, et au premier hautbois, après l’apparition des princesses), au milieu d’une grisante fumée d’embruns orientaux. L’Orchestre de Paris se libère du diktat de la pulsation, en gardant toute la précision caractéristique de l’écriture de Stravinski. Les changements de notes à la russe jouent à la mascarade avec les piqués et les lourés. La soie, le silence, les réjouissances, le lâcher prise, l’obscurité, la facétie et la terre mouillée trouvent leur paire musicale, et Valery Gergiev rattrape une première partie décevante.
Thibault Vicq
(Paris, 19 décembre 2019)
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