Un jeu de mot dans le titre, sans doute est-ce déjà bien assez. Claus Guth les connaît tous par cœur depuis sa Bohème interstellaire à la Bastille (fièrement défendue dans nos colonnes) en décembre dernier. L’Africaine se trouve être l’ultime opéra de Giacomo Meyerbeer, inachevé mais complété à la mort du compositeur, puis revu d’après les manuscrits originaux à sa recréation au Théâtre de Chemnitz en 2013 (il s’est alors appelé Vasco de Gama). Il narre librement un segment de vie du célèbre explorateur portugais et la question consiste à déterminer où se situe aujourd’hui l’ailleurs inconnu… Dans l’espace, bien sûr ! Ce postulat du metteur en scène Tobias Kratzer vient construire l’univers de sa nouvelle proposition scénique. Il prend comme repère l’expédition des sondes Voyager en 1977, qui a permis d’envoyer au large de la planète bleue des données sur la vie sur Terre à d’éventuelles populations extraterrestres. Le champ sémantique des flottes se retrouvant dans les équipements astrophysiques, le parti pris ne semble pas si abrupt.
La limpidité du livret d’Eugène Scribe (et de ses ajustements) concède une logique de l’action et un développement poussé des personnages, annonçant dès le XIXe siècle l’écriture des feuilletons télévisés. Il faut dire qu’en cinq actes, le temps est propice aux rebondissements les plus insensés.
Vasco de Gama et Inès s’aiment. Alors que des rumeurs laissent Vasco pour mort dans un naufrage, il apparaît par surprise devant le conseil et demande à entreprendre un nouveau voyage pour en savoir plus sur le nouveau peuple qu’il a rencontré, et dont il a ramené deux « spécimens » comme esclaves : Sélika et Nelusko. La réponse est négative et il est incarcéré avec les deux aborigènes. Sélika évite de justesse que Nelusko n’assassine Vasco dans la geôle, et révèle au Portugais la route secrète vers son pays. Inès n’obtiendra la libération de son amant qu’en consentant à se marier avec Don Pedro, qui a été nommé à la tête de la mission initialement sollicitée par Vasco. Celui-ci parvient à suivre la flotte de son rival, sur laquelle ont embarqué Inès, Sélika et Nelusko. Le peuple des deux esclaves fait irruption dans le vaisseau et tue tout l’équipage. Une fois à destination, Sélika est intronisée et sauve Vasco, dont elle s’est éprise, en affirmant qu’il est son mari. Vasco lui promet un amour éternel et refuse de mettre les voiles vers le Portugal. Coup de théâtre : Inès a survécu et Sélika se résout à la laisser partir avec Vasco. La reine n’a plus qu’à se donner la mort ; inhaler le parfum mortel de l’arbre sacré et périr, c’est signer l’extinction des siens.
Le metteur en scène s’est heurté à l’adaptation d’une œuvre ancrée dans la colonisation du XIXe siècle. L’ « Africaine » du titre, qui prie Brahma, Vishnu et Shiva, se fonde sur un non-sens géographique flagrant. De même, la conquête de territoires était assortie de longs itinéraires de navigation. L’incursion malicieuse de Tobias Kratzer dans la science-fiction, les voyages intergalactiques et les rencontres du troisième type, est donc la réponse idéale à ces contraintes, et pioche aussi bien dans l’esthétique extraterrestre cinématographique des années 2000 (James Cameron en tête de liste) que dans les nanars des années 80 (l’incohérence assumée des costumes et des déplacements galactiques). Il remet les points sur les « i » des invasions des grandes puissances internationales, et prend l’angle de la peur de l’autre (homogène avec les extraterrestres). De plus, le refus de banaliser la traite des Noirs dans l’imaginaire du spectateur est plus que bienvenu. Il montre de surcroît que les décisions politiques sont souvent prises sans connaître la réalité du terrain, dans un entre-soi rassurant, en faisant de l’Histoire une itération.
Michael Spyres, dans la combinaison blanche du découvreur astral, dépasse la gravité pour offrir des notes ciblées dans une diction française quasi-parfaite. La constance de son intensité serre des filets de délicatesse sur un personnage prétendument pacifique et sensible. Il masque les desseins belliqueux de Vasco, pourtant obnubilé par sa patrie et la gloire, dans des staccatos et des legatos d’égale précision. Les graves viscéraux et les aigus implorants sont dénués de rugosité. Le ténor ne se laisse pas intimider par les pluies de nuances qui l’assaillent, et concentre son souffle dans d’inouïs phrasés.
Les rôles de Nelusko et Siléka s’avèrent requérir une endurance encore plus guerrière face aux facéties de Meyerbeer, et Brian Mulligan et Claudia Mahnke surpassent nos espérances. Le baryton patine son timbre velouté d’attaques implacables le faisant vaciller en permanence entre la lumière et les ténèbres. Il associe une projection sans faille à des tenues stupéfiantes. Son souffle ne retombe jamais, ni dans la colère, ni dans la tristesse amère. La mezzo, quant à elle, donne chair à ses airs grâce à des inflexions amples et à un exquis vibrato. Elle adopte l’espace scénique afin d’y oser de fulgurantes expérimentations vocales. L’Inès de Kirsten MacKinnon lorgne davantage vers le bel canto et constitue une alternative idéale au chant plus « sauvage » de son ennemie amoureuse. Elle se balance d’intervalle en intervalle avec agilité et légèreté sans perdre le soutien impétueux qui la caractérise. Les vocalises virtuoses sont aussi crédibles et maîtrisées lorsqu’elle fait une photocopie du portrait de Vasco que lorsqu’elle ose se rendre jusqu’à la planète inconnue pour récupérer son amant.
Andreas Bauer incarne un Don Pedro souple et à la mathématique implacable, d’une classe folle. Magnús Baldvinsson (Grand Inquisiteur et Grand Prêtre de Brahma) joue et chante deux hommes de pouvoir avec force vive et noble embrasement. Don Alvaro, interprété par Michael McCown, excelle dans les andante et les adagio, mais son côté un peu scolaire le trahit dans la précision de ses attaques et les horizons de ses allegro.
L’écriture de Meyerbeer est farceuse et met à nu les solistes dans des a cappella poignants. La direction avisée d’Antonello Manacorda restitue avec une emphase inaltérée ces moments, tout comme les ensembles plus poudrés, avec l’efficace Orchestre de l’Oper Frankfurt. Globalement, le chef joint avec naturel les fragments clairsemés de la partition, et met en valeur les brillantes orchestrations du compositeur. Il lui arrive cependant de marcher sur des œufs et de ne pas suffisamment se lancer dans la fosse aux lions, manquant les élans les plus intenses, et les éclats syncopés.
Enfin, le Chœur de l’Oper Frankfurt mouille la chemise et effectue un travail remarquable. La pâte monumentale qu’il élabore fait oublier les retards fréquents par rapport aux instrumentistes.
Au moment du baisser de rideau, autant de huées et de bravi en clameur s’adressent à l’équipe de création artistique. Serait-ce pour n’avoir pas mouvementé le long tunnel de l’acte IV ? Non, c’est l’espace qui ne passe pas. Mais si « La mort, c’est la vie », comme le disent Vasco et Sélika dans cet acte interminable, alors les fondements de l’amour et de la haine se rejoignent sans doute dans les supernovas.
Thibault Vicq
(25 février 2018)
Crédit photo : © Monika Rittershaus
26 février 2018 | Imprimer
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