Vittorio Grigolo et Lisette Oropesa triomphent dans L'Élixir d'amour à la Bastille

Xl_bottes_de_foin © Guergana Damianova - OnP

Il y a des productions qui viennent, et le temps passant, peinent à vieillir. L’Opéra national de Paris choisit incontestablement bien ses reprises. Et les mises en scène de Laurent Pelly reproposées par la maison se savourent avec autant de plaisir que par le passé. Après l’euphorisant diptyque L’Heure espagnole / Gianni Schicchi avant l’été, c’est l’Elixir d’amour qui ressort du chapeau magique, suscitant la même griserie qu’à chacune de ses recréations d’un côté ou de l’autre de la Manche (coproduction avec la Royal Opera House).


L'Élixir d'amour, Opéra national de Paris ; © Guergana Damianova - OnP

L'Élixir d'amour, Opéra national de Paris ; © Guergana Damianova - OnP

La campagne italienne des années 60 sent bon le pittoresque diffusé par le Giro. Les superbes décors de Chantal Thomas agrippent l’œil, et Laurent Pelly parvient à leur donner un sens. La montagne de bottes de foin sert à mettre en exergue les disparités sociales, selon l'étage où se positionnent les personnages. Le troquet au bord d’une nationale empruntée exclusivement par un gang de cyclistes du village appuie la thèse d’une population coupée du monde, dont le seul horizon lointain est le camion itinérant du bonimenteur Dulcamara. Ce dernier incarne d’ailleurs le marché commun et la société de consommation qui se développent à cette époque jusque dans les coins reculés. La guinguette aux fanions pour les noces d’Adina et de Belcore convie tous les habitants : rien n’est secret, toutes les informations se partagent et se guettent. Malgré ces thématiques sous-jacentes plutôt sérieuses, c’est le potentiel comique des situations qui remporte la mise. Il faut saluer à ce titre l’exceptionnelle direction d’acteurs et la dramaturgie accomplie d’Agathe Mélinand. On peut toutefois reprocher au deuxième acte de ne plus apporter tant de lecture, l’habile efficacité de la première partie ayant déjà fait effet. L’estrade de la fête villageoise prend beaucoup de place, les ampoules qui descendent des cintres ne seront pas d’une grande utilité au récit. Toujours est-il que la gestion de l’espace et du mouvement est à brandir en exemple durant toute la soirée.

Le succès à répétition de cette production tient également aux distributions entêtantes qui se sont succédé dans les rôles-titres. En 2015, à Paris, Roberto Alagna et Aleksandra Kurzak avaient charmé notre rédaction tandis que l’année dernière, notre confrère Sam Smith à Londres avait succombé aux voix de Pretty Yende et de Liparit Avetisyan. Aujourd’hui, le duo formé par Vittorio Grigolo (Paolo Fanale le 10 novembre) et Lisette Oropesa (relayée par Valentina Naforniţa) fait des étincelles. La soprano enchaîne à Bastille le rôle d’Adina (homonyme du personnage rossinien qu’elle avait magistralement incarné en août à Pesaro), dans la foulée des Huguenots, où elle avait avec brio remplacé Diana Damrau.


L'Élixir d'amour, Opéra national de Paris ; © Guergana Damianova - OnP

L'Élixir d'amour, Opéra national de Paris ; © Guergana Damianova - OnP

Elle compose un alliage fringant d'énergie et de force d'âme en unifiant souffle et précision. La durée de vie variable de ses tenues, mêlée à un vibrato de premier ordre rend son personnage rassurant et facétieux. Ses quelques récitatifs enlevés annoncent des arias sans lourdeur, sur le chemin de l'attendrissement dans l'acte II. Car la voix prend des rondeurs chaleureuses quand Adina commence à confesser ses sentiments. L'Américaine pétrit alors le son dans sa matière propre avec une légèreté déconcertante. La naïveté de Nemorino s’illumine dans le legato extraverti et optimiste du ténor. Peu de silences émaillent sa ligne de chant, débordant de déchirants accès expressifs, dans un phrasé rubato et pourtant si respectueux de la partition. Comme s'il gorgeait sa partie du livret - un peu triviale - d'extras luxueux, Nemorino dépasse la simple condition d'homme bêta. Le couple formé, ultra-compatible, remporte tous les suffrages. La complexité caractérise également le Belcore d'Étienne Dupuis, qui construit à partir d'arabesques libres un sergent plus maladroit qu'autoritaire. Même avec une projection moindre par rapport aux amants, le baryton s'affirme, empreint de densité et de souplesse. On oublie parfois qu'il chante, tant la performance d'acteur est magnifiquement ancrée dans la ligne musicale. Gabriele Vivani campe un Dulcamara cocasse peinant un peu dans la justesse du staccato, mais doté d'une large projection qui pare sa prestation de noblesse. Giannetta, à travers Adriana Gonzalez, synthétise quant à elle un chemin mélodique à partir de pointillés subtils.

Les Chœurs de l'Opéra, hardiment préparés par Alessandro Di Stefano, essaiment le melodramma giocoso de jolies nuances dans une unité vivifiante. On a en revanche entendu l'Orchestre de l'Opéra sous de meilleurs auspices, malgré l'engagement qu'on lui connaît. La direction de Giacomo Sagripanti transforme l'œuvre en bouffonnerie belcantiste conformiste, qui ne restitue que ce qui est écrit, sans engagement. L'interprétation, souvent juste efficace, parfois un peu bruyante, fait apparaître çà et là quelques fulgurances. En somme, un Élixir d'amour plaisant dans la fosse, quoique largement absorbé par sa dimension vocale et scénique.

Thibault Vicq
(Paris, le 30 octobre 2018)

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