Il suffit parfois de revenir sur le passé pour écrire le présent. En 1991, la Suisse remporte un Oscar : Voyage vers l'espoir (Reise der Hoffnung), de Xavier Koller, est sacré Meilleur film en langue étrangère. C’est ce film qu’Aviel Cahn, Directeur général du Grand Théâtre de Genève, a voulu faire adapter au compositeur Christian Jost et au metteur en scène-cinéaste Kornél Mundruczó dans la ville des Nations Unies, en une décennie où les crises migratoires continuent sans relâche à extirper les populations de leurs terres, avec de nombreuses destinées tragiques. Le film relate la route d’un père, d’une mère et de leur fils cadet depuis l’Anatolie et jusqu’à la Suisse. Haydar et Meryem, contraints de laisser en Turquie leurs deux adolescents, tracent leur chemin vers le Nord-Ouest avec le jeune Ali, suivent les routes, les champs et les camions, transitent par l’Italie et ses gares saturées d’autres voyageurs de la dernière chance. Les figures éphémères chantantes qu’ils croisent (médecin, passeur, routier) leur permettent d’ajouter les kilomètres supplémentaires à leur effort, conclu dans des montagnes qui scelleront à jamais leur « paradis » suisse.
Christian Jost tire de cette inspiration cinématographique, efficacement resserrée dans un livret en français de Kata Wéber, une fascinante et troublante partition en agglomérats stéréo de particules fines. Au premier acte, le violon concertant entre en antagonisme avec un orchestre qui se tord en courants d’air chaud où s’entrechoquent des sons de la nature et de l’activité industrielle. Le combat du soliste consiste à faire de son individualité un corps en fusion avec les autres instrumentistes, de même que Haydar doit aligner le battement de son cœur avec les obstacles qu’il rencontre quant à son départ. Des motifs sèment la pagaille en accélérant leur répétition, en jazzifiant leur ligne interprétative. Au II, les percussions s’en mêlent pour y insuffler un rythme indéfiniment lancé, congru à l’avancée de l’itinéraire. L’orchestre gronde sans rugir, mû par son objectif de terre promise. Dans l’acte III, les trompettes occupent fugacement le premier plan avant de laisser cours à une désintégration générale de l’orchestre, au milieu d’effets individuels et d’élans groupés qui déstabilisent le bon déroulement des événements. La musique devient violence lorsqu’elle s’adoucit, car elle s’épanouissait dès lors dans un tumulte presque vu du microscope, cadré de ses directions diverses en split screens entre plans larges et plans serrés. Le déroulé sonore ne cherche ni l’équilibre ni la convergence, mais une appartenance extérieure aux personnages, dans un univers qui n’est pas le leur. Pendant les interludes, le vertige étend son drapeau à partir des « choses » harmoniques qui se mélangent comme des fantômes traversants. Avec les voix, Christian Jost applique un principe de répulsion d’aimants : le chant, vecteur des personnages, passe dans un tube dont la transparence se fait l’écho des paysages naturels et urbains, ainsi que de l’oppression incertaine d’une fatigue éreintante. Le seul reproche qu’on puisse faire à la composition concerne les duos distants entre Haydar et Meryem, qui, en s’inscrivant dans la même veine que le reste de la dialectique musicale, perdent quelque peu la raison d’être ou le ressenti du couple dans cet environnement assaillant. Il devient impossible pour eux de se retrouver, de se reconnaître mutuellement. On ne peut que louer la superlative restitution de l’Orchestre de la Suisse Romande, non pas dans la performance absolue, mais dans la recherche d’un son authentique à tous les niveaux de maillage. Le chef Gabriel Feltz fait à juste titre un agent de contextualisation très inspiré qui obtient le meilleur de ces pupitres foisonnants.
Voyage vers l'espoir - Grand Théâtre de Genève (c) Gregory Batardon
Kornél Mundruczó superpose le réalisme des décors sur tournette (Monika Porlmale) à de poignantes vidéos documentaires de masses humaines aux frontières, foulant les autoroutes, occupant les zones de transit. Il lie la destinée collective de ces peuples livrés aux dangers du voyage, à la famille de Meryem, Haydar et Ali, dans cette complémentarité entre dynamique du théâtre et non-contestabilité des images. Si le premier acte, assez fixe et plus fonctionnel, ne déploie pas complètement toute la richesse mentale de la musique, l’enchaînement de la machine dramatique atteint par la suite une puissance crescendo. Le cinéaste hongrois, dont les préoccupations filmiques ont abrité la thématique de la différence et des frontières (notamment dans La Lune de Jupiter, dans lequel un migrant découvre qu’il possède le pouvoir de voler) accueille cet opéra à bras ouverts, et le traite à la fois dans la frontalité et la poésie.
En dépit d’un manque d’intelligibilité du français, la qualité musicale de la distribution ne connaît pas d’anicroches. Kartal Karagedik est un fabuleux porteur d’histoire, discret sur la souffrance de Haydar, immense de dignité. Rihab Chaieb interprète le soutien de Meryem dans l’élégance et l’humilité, assortis d’une éloquence des silences. Les lignes en suspension de l’enfant Ulysse Liechti (en alternance avec George Birkbeck) s’ajoutent à celles des autres chanteurs : robuste et diffuse pour Denzil Delaere, distincte et dessinée pour Ivan Thirion, paisible et empathique pour Julieth Lozano, claire pour Omar Mancini, ferme pour William Meinert.
L’opéra se clôt sur le dossier cartonné d’un garde-frontière, tel un résumé cruel et terre-à-terre d’un périple de plusieurs centaine de kilomètres. Une réduction administrative du temps présent, un fait divers de plus pour cet agent, mais aussi une preuve pour les générations qui viennent, une façon de ne pas oublier.
Thibault Vicq
(Genève, 28 mars 2023)
31 mars 2023 | Imprimer
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