West Side Story à l’Opéra national du Rhin : l’anatomie du musical

Xl_wsspiano6684hdweb © Klara Beck

West Side Story, un Roméo et Juliette de plus ? Pas vraiment, car s’il brasse deux clans ennemis, c’est plutôt sous l’angle démographique du melting pot américain que sous celui de l’hérédité familiale. D’ailleurs, les deux chefs représentent moins l’autorité que la « masse » dont ils font partie. Le groupe est une seule entité traverseé par un code d’honneur hérité de la tragédie antique. La création en 1957 à New York est justement du fait de huit mains : le chorégraphe Jerome Robbins (initiateur du projet), Leonard Bernstein, le librettiste Arthur Laurents (pour les passages parlés) et Stephen Sondheim (aux lyrics). Le titre scénique, contrairement aux excellents films de Robert Wise et Steven Spielberg, fait voir des corps à l’œuvre au service de la narration, et non seulement des personnages de fiction pris par la sublime transe du mouvement. Le chant ne peut se passer de danse, et inversement, car l’expression féconde de l’art total lie le spectateur à des tranches d’expérience qui n’ont rien perdu en actualité.

West Side Story - Opéra national du Rhin (c) Klara Beck

Venons-en à cette version 2022 donnée à l'Opéra national du Rhin, à couper le souffle, étrennée à la Komische Oper de Berlin en 2013 et dont le corps est le fil conducteur. Barrie Kosky et le chorégraphe Otto Pichler (avec lequel il travaille régulièrement, comme dans Un violon sur le toit à l’Opéra national du Rhin en 2019 et dans ses productions opératiques) placent l’action sur un terrain de basket rond et tournant, avec sa ligne de démarcation centrale pour délimiter l’univers des Jets et des Sharks, le jeu de la rivalité, ou le fair play de l’équipe soudée. Deux échelles (à jardin et à cour) installent une verticalité additionnelle à l’espace. Le chant, la danse et le théâtre sont une énergie, une fureur de vivre qui se transmet de la scène à la salle jusque dans le souffle saccadé – amplifié par les micros – des chanteurs / danseurs / acteurs. L’extraordinaire précision du duo de maîtres d’œuvre donne contenance et rayonnement à tous les protagonistes. La direction d’acteurs ne semble avoir ni début, ni fin, ni limites. Ce à quoi nous assistons n’appartient pas à notre réalité, mais participe d’une bouleversante réalité du spectacle. Et pourtant, on se bat et on se déchire à s’y méprendre, dans un effort qui n’est nullement simulé. Déjà qu’aucune phrase n’est de trop dans ce musical, le brio de la lecture ajoute un fil rouge de ressenti dramaturgique à la succession de numéros attendus. Barrie Kosky et Otto Pichler n’ont pas conçu ce spectacle pour faire plaisir au public ; ils ont cherché la signification du moindre geste, si bien qu’ils mitonnent aussi bien « America »,  « Gee, Officer Krupke », « Dance at the Gym », « Cool » et « Tonight » que les extraits moins connus. Ils ne voilent pas la frontalité du sexe ou de la violence, ne font pas l’impasse sur les contradictions des personnages, prennent le temps nécessaire au langage non-verbal, tout en guidant le public dans la compréhension ultime des clans, des individus, et des lignes de chacun. Encore !

West Side Story - Opéra national du Rhin (c) Klara Beck

Le Ballet de l'Opéra national du Rhin peut se targuer de faire partie de l’aventure, ne serait-ce que pour montrer l’exemple aux institutions lyriques qui ne font collaborer leurs forces intrinsèques que lorsqu’elles y sont contraintes. Les talents de la maison sont mis à contribution des lignes mélodiques et chorales, en plus de leurs impressionnantes aptitudes physiques. Il serait trop long de citer tous les artistes castés un à un autour de Madison Nonoa – Maria de friandise vocale et en cotillons de nuances – et Mike Schwitter – Tony souple et rêveur –, mais tous sans exception cumulent les arts dans un troublant souci de vraisemblance.

Seule la direction de l’Orchestre symphonique de Mulhouse par David Charles Abell aura parfois un peu manqué de swing. Lui qui a pourtant participé à l’édition finale de la partition de West Side Story chez Boosey & Hawkes édulcore certaines détonations instrumentales en privilégiant la légèreté et l’élégance aristocratique... c’est-à-dire le contraire de ce qui est représenté ici ! En revanche, les songs lentes lui suggèrent des superpositions et éclipses inspirées de plans sonores. Un excès de précision pour être certain d’imbriquer les composantes rythmiques sans encombre ? Le bruit de la foule sur le plateau rappelant régulièrement ses droits, la fosse paraît presque secondaire pour cet événement majeur de la planète opéra en cette fin de saison.

Thibault Vicq
(Strasbourg, 29 mai 2022)

West Side Story, à l’Opéra national du Rhin :
- à Strasbourg jusqu’au 10 juin 2022
- à La Filature (Mulhouse) du 26 au 29 juin 2022

Crédit photo © Klara Beck

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