Quartett au Liceu : des vérités pénibles et insupportables

Xl_quartett © Antoni Bofill

À l’occasion de la reprise de son opéra Quartett à Londres en 2014, le compositeur Luca Francesconi précisait le propos de son œuvre en ces termes, dans les colonnes du Guardian, auprès du journalite Tom Service :

« N’osez pas venir si vous n’êtes pas prêt à accepter que vous devez analyser ce que vous faites et qui vous êtes. Cette pièce est violente, parle de sexe, est blasphématoire et se montre sans aucune pitié. Les deux seuls personnages de cet opéra sont la définition même du cynisme, ils ont fait le pacte de ne plus éprouver le moindre amour. L’amour et les sentiments sont bannis de leur existence, la seule chose qui reste et qui leur importe prend la forme d’une sorte de jeu d’Echec avec les corps et les âmes de ceux qui les entourent. Dès lors, ne venez pas si vous connaissez des relations problématiques, vous pourriez prendre conscience de choses que vous ne souhaitez pas découvrir ! Mais osez venir si vous accepter de voir la réalité en face, d’appréhender à quel point notre cœur est sec, le peu d’espace laissé à nos sentiments hors de ce qui ne consiste pas à nous protéger nous-même émotionnellement, et qui ne résulte pas pleinement de notre terreur du monde. Nous sommes prisonniers de nos peurs. C’est le réel message ultime de cette œuvre : nous ne pouvons pas cacher nos problèmes plus longtemps – et nous ne devrions pas essayer de le faire. »

C’est très exactement ce qu’est Quartett. L’opéra, commandé par le Teatro alla Scala et dont la création mondiale remonte à 2011, est donné pour la première fois en Espagne sur la scène du Liceu de Barcelone.


Quartett - Gran Teatre del Liceu (© A. Bofill)


Quartett - Gran Teatre del Liceu (© A. Bofill)

Quartett, sur un livret de Luca Francesconi en personne, est articulé autour de douze scènes et un épilogue qui composent un acte unique d’une durée total d’à peine 80 minutes. L’œuvre repose sur la pièce de théâtre éponyme de Heiner Müller, elle-même résultant d’une adaptation libre de l’œuvre épistolaire de Pierre Choderlos de Laclos, les Liaisons dangereuses, publiée en 1782 et sans doute l’une des œuvres libertines les plus emblématiques de la fin du XVIIIème siècle. Et la pièce a déjà fait l’objet de plusieurs adaptations au cinéma, dont la plus célèbre est celle de Stephen Frears, Dangerous liaisons (1988), avec John Malkovich, Glenn Close et Michelle Pfeiffer dans les rôles principaux.

Heiner Müller et Luca Francesconi, tout comme Stephen Frears, transcendent la scandaleuse œuvre originale et franchissent une étape supplémentaire dans l’analyse des personnages, pour en dévoiler le cœur le plus troublant. Le résultat en est une pièce à la fois fascinante et répulsive, foncièrement méphitique. Une œuvre amorale, dérangeante, inconfortable et terriblement agressive et qui, souvent, s’illumine d’un éclair de lucidité imposant au public des vérités pénibles et insupportables quant à la nature humaine.

Avec seulement deux interprètes, un baryton et une soprano, qui endossent les rôles de quatre personnages, il n’est pas aisé de monter Quartett sur scène. La production présentée ici à Barcelone, mise en scène par Alex Ollé (de La Fura dels Baus), est celle proposée à l’occasion de la première mondiale, mais diffère de celle imaginée par John Fulljames au Linbury Studio Theatre de Londres en 2014.

La production d’Alex Ollé, dans une scénographie signée par Alfons Flores, est visuellement frappante, puissante et superbe. Une boîte « claustrophobique » [en référence aux indications du compositeur, ndlr], suspendue au milieu de la scène par 300 câbles d’acier fins, abritent les deux interprètes pendant toute la durée de la représentation, comme pour mieux souligner leur isolement, leur solitude à la fois voulue et maladive. Et hors de la boîte grâce à des projections géantes sur un écran aussi vaste que la scène, on assiste à la représentation du monde fantastique des personnages.

Le principal problème de Quartett, loin d’être anodin, est la musique. On n’attend évidemment pas d’une telle œuvre qu’elle se compose d’airs, de cabalettes ou de duos langoureux, mais peut-être d’une musique qui ferait écho à la formidable tension dramatique qui se noue sur scène. Ce n’est pas ce qu’on entend, ou uniquement de façon très relative, et il en résulte une musique très monotone, tant sur un plan vocal qu’instrumental. L’œuvre est construite sur la base d’un langage atonal, assez peu innovant, qui s’appuie sur des mécaniques de Sprechstimme et repose sur une ressource plutôt commune aujourd’hui : des voix et instruments préenregistrés en surimpressions des performances en direct des chanteurs et de l’orchestre.

Quartett est assurément un grand spectacle, mais en l’occurrence, ce n’est pas un grand opéra.

Pour autant, la performance de la soirée de première atteint un très haut niveau de satisfaction. Le chef Peter Rundel parvient à harmoniser et conduire une partition reposant sur une polyrythmie complexe en parfaite synchronisation avec le matériel préenregistré de l’œuvre. Et les chanteurs, le baryton Robin Adams et la soprano Allison Cook, le duo de la création mondiale, surmontent une partition vocale particulièrement exigeante (qui exige ponctuellement du baryton de chanter en voix de tête) et offrent une prestation impressionnante, saluée par les applaudissements nourris du public du Liceu.

Xavier Pujol

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