« Se cadesse ancora il mondo, nulla mai temer mi fa ». « Si même le monde s'écroulait, jamais rien ne me ferait trembler ». C’est avec une telle assurance que Don Giovanni conclut le premier acte de l’œuvre de Mozart. Sans doute y a-t-il ici tout l’esprit de Don Giovanni, actuellement mis en scène au Liceu de Barcelone. Le monde s’écroule, mais Don Giovanni et le Liceu sont toujours fièrement debout. Car actuellement, proposer Don Giovanni sur scène « pourrait presque apparaitre comme un acte de résistance culturelle » selon les termes de Víctor García de Gomar il y a quelques jours, le directeur artistique du théâtre de Barcelone. Si les mots diffèrent, le propos du héros et celui du directeur ne sont sans doute pas si différents.
Le prix à payer pour que la représentation ait pu se tenir est néanmoins extrêmement élevé. Afin de respecter les mesures sanitaires qui s’imposent actuellement à toutes les représentations théâtrales en Catalogne, la soirée devait s’achever au plus tard à 23 heures. Pour s’y conformer, 25 minutes de musique du deuxième acte ont dû être coupées. Le public a été privé des airs Il mio tesoro de Don Ottavio, Mi tradì de Donna Elvira, Ah, pietà signiori miei de Leporello, le duo Per queste tue manine entre Zerline et Leporello, ainsi que du sextuor final – dans le public, sceptique, on s’interroge : « auriez-vous osé faire de telles coupes dans un opéra de Wagner ? »
Toujours du fait des contraintes sanitaires, le Chœur chante ici avec un masque et en respectant scrupuleusement la distanciation physique, alors que les solistes n’interagissaient quasiment pas entre eux. Au point que la mise en scène, déjà complexe et présentant de nombreux défis en temps normal, en devienne presque une absurdité.
L’équilibre artistique de la soirée est néanmoins positif. L’orchestre, bien que réduit pour respecter les mesures de distanciation, sonne parfaitement. Installé dans la fosse, mais sur une plateforme surélevée, la phalange perd son habituelle homogénéité quasi « wagnérienne » quand le son remonte des profondeurs de la fosse. Mais l’orchestre gagne là en clarté, notamment pour les bois, et le résultat est des plus satisfaisants.
Le chef Josep Pons contraste davantage les tempi dans une exécution très lente de Deh vieni alla finestra et Dalla sua pace, mais emballe un Fin ch’an dal vino vertigineux, qui insuffle une vitalité revigorante à la performance. On constate quelques difficultés de synchronisation entre l’orchestre et les chanteurs, qui se régleront assurément au cours des prochaines représentations. Et les grands ensembles de l’ouvrage sont parfaitement réglés et équilibrés.
Quant aux solistes, il faut commencer avec Christopher Maltman, interprète réputé du rôle-titre. Son Don Giovanni est vocalement assuré, manquant peut-être d’un peu du charisme et de la séduction qu’on imagine pour le personnage, mais la projection vocale est notable et le style mozartien lui sied merveilleusement.
Leporello est très bien défendu par Luca Pisaroni, également grand expert du rôle. Tout en déployant tout son talent vocal, Luca Pisaroni équilibre parfaitement la théâtralité du personnage, restituant toute sa bouffonnerie sans pour autant sombrer dans la caricature ou le stéréotype.
Véronique Gens se révèle irrégulière dans le rôle de Donna Elvira : elle fait montre de quelques faiblesses en début de soirée, alors que la voix ne semble pas très bien placée et que la projection n’est pas toujours élégante. Très vite cependant, elle entre vocalement dans le personnage et dès lors, elle offre toute satisfaction. Miah Persson est une belle Donna Anna, expressive et intense, même si elle rencontre manifestement quelques difficultés dans le registre le plus aigu du rôle, qui parait parfois forcé. Ben Bliss est convaincant en Don Ottavio, éminent vocalement et son Dalla sua pace est mémorable de douceur. Enfin, Adam Palka est un Commendatore satisfaisant de son vivant, mais qui ne délivre pas vraiment le « frisson d’outre-tombe » qu’on attend lorsqu’il est mort.
La production offre aussi de plaisantes surprises dans les rôles de Zerlina et Masetto, excellemment exécutés par deux jeunes interprètes locaux déployant de beaux talents vocaux : la soprano Leonor Bonilla de Séville et le baryton Josep-Ramon Olivé de Barcelone.
La production, originaire de l’Opéra de Francfort, est signée par Christof Loy et adaptée ici par Axel Weidauer. La mise en scène est visuellement sobre et toute en retenue, mais quand bien même elle se révèle très bien éclairée et audacieuse sur un plan conceptuel, elle n’est manifestement pas suffisamment bien réalisée sur scène. Christof Loy entend axer le discours dramatique sur la complexité de la personnalité et du profil psychologique du rôle-titre. Une bonne idée pour transcender l’approche élémentaire du Don Giovanni séducteur. Pour autant, l’exécution scénique de l’intention reste confuse et ambiguë, et il s’avère difficile de suivre les circonvolutions alambiquées de la pensée de Christof Loy.
Au théâtre, il ne suffit pas toujours que les idées fonctionnent sur un plan conceptuel et abstrait, encore faut-il qu’elles prennent corps physiquement sur scène. En ce sens, la production fait sans doute montre d’une complexité inutile.
traduction libre de la chronique de Xavier Pujol
(Barcelone, 24 octobre 2020)
Streaming. Après avoir donné les premières représentations de cette production de Don Giovanni, le Liceu de Barcelone a été contraint de fermer ses portes du fait des mesures sanitaires en vigueur en Catalogne. En conséquence, le Théâtre barcelonais diffuse sa production en ligne, à cette adresse sur YouTube, à partir du 8 novembre à 17h (heure locale). Le streaming y restera disponible pendant une semaine.
Don Giovanni par Wolfgang Amadeus Mozart. Christopher Maltman, baryton. Adam Palka, basse. Miah Persson, soprano. Ben Bliss, ténor. Véronique Gens, soprano. Luca Pisaroni, baryton-basse. Josep-Ramon Olivé, baryton. Leonor Bonilla, soprano. Orchestre du Gran Teatre del Liceu. Choeur du Gran Teatre del Liceu. Josep Pons, chef. Christof Loy, mise en scène. Axel Weidauer, adaptation. Johannes Leiacker, scenographie. Ursula Renzenbrink, costumes. Olaf Winter, lumière. Production de l'Opéra de Francfort. Gran Teatre del Liceu.
Crédit photo : A. Bofill
07 novembre 2020 | Imprimer
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