Hänsel et Gretel, un conte de fées musical

Xl_hansel-gretel © dr

Initialement imaginé pour n’être qu’un « conte de fée mis en musique » dans un cadre strictement familial, Hänsel et Gretel deviendra un véritable opéra que l’on donne aujourd’hui volontiers à l’approche des fêtes de fin d’année – et que l’on peut entendre actuellement à l’Opéra de Paris. L’œuvre n’est pas pour autant destinée aux seuls (petits et grands) enfants mélomanes, elle se révèle aussi un pan d’histoire subtil de l’art lyrique, notamment révélatrice des relations étroites qu’entretenaient le compositeur Engelbert Humperdinck et Richard Wagner – et qui l’un et l’autre laissent manifestement une empreinte forte sur la partition.

***

Hänsel et Gretel s’offre à nous comme un rêve d’opéra et s’ouvre comme un album lyrique qui nous ramène vers l’enfance, dans ce monde où l’illusion embellit si bien la réalité. C’est à partir d’un célèbre conte des frères Grimm que Humperdinck, musicien allemand de la seconde moitié du 19ème siècle, compose ce qui sera son chef-d’œuvre, ce « märchenoper » (opéra conte de fées), qui émerveille les enfants sur toutes les scènes d’Europe où on le donne chaque année pour Noël. Curieusement, il aura fallu attendre 120 ans pour que cette œuvre, créée en 1893, fasse son entrée au répertoire de l’Opéra de Paris. En 2013, une nouvelle production permet au public parisien de découvrir cet ouvrage dont la musique est un savant tissage de chansons populaires et enfantines couplées à de grandes pages symphoniques à l’orchestration riche et chatoyante, dans la filiation de Wagner, le maître d’Humperdinck. Dirigé par Richard Strauss lors de sa création à Weimar, Hänsel et Gretel, a conquis d’emblée toutes les scènes allemandes avant d’enchanter celles du reste du monde. Quel est le secret de ce succès universel attaché à une œuvre pourtant typiquement allemande ? Comment ce conte pour enfants parvient-il à entraîner les adultes sur les ténébreux sentiers d’une mystérieuse et effrayante forêt ? Derrière une image convenue, reflet de clichés naïfs typiques des contes allemands, se dessine un système musical et dramatique qui réalise une synthèse entre l’héritage wagnérien et l’inspiration populaire en s’appuyant sur les significations profondes du conte à un moment où Freud donne naissance à la psychanalyse.

Un divertissement familial placé sous le signe de Wagner

Mais pourquoi avoir qualifié de « Fête Théâtrale Solennelle pour chambre d’enfants » ce projet que Humperdinck était gentiment mais fermement prié de mettre en musique par ses proches ? Il faut se rappeler que l’événement le plus marquant de la vie de Engelbert Humperdinck fut sa rencontre avec le plus célèbre compositeur allemand de son temps, Richard Wagner. Le jeune compositeur participa activement aux répétitions de Parsifal en réalisant la partition d’orchestre et en supervisant le travail des chœurs. Dans une lettre qu’il écrit à ses parents en 1890 il constate : « Depuis que je suis allé chez Wagner à Bayreuth, ma production personnelle a soudainement pris fin. L’essentiel est maintenant de me retrouver moi-même ». Moins d’une dizaine d’années après la mort de Wagner, véritable statut du commandeur dans le monde lyrique allemand, comment continuer à exister ?À l’origine de l’ouvrage, on trouve un conte de fées des plus célèbres et quatre mélodies populaires inventées pour des enfants et malicieusement placées sous le haut patronage de Richard Wagner…C’est presque par hasard que Engelbert Humperdinck trouve le sujet de son unique chef-d’œuvre lyrique. En mai 1890, sa sœur, Adelheid Wette lui présente l’adaptation qu’elle vient de faire d’un des contes des frères Grimm, Hänsel et Gretel. Elle désire organiser un spectacle familial joué et chanté par ses enfants pour l’anniversaire de son mari. Elle presse son frère de mettre en musique quatre chansons enfantines dont elle a elle-même écrit les vers pour les insérer dans ce qui n’est au départ qu’un divertissement destiné à sa famille. Elle reçoit bientôt de son frère quatre lieder regroupés sous le titre « Ein Kinderstuben-Weihfestpiel », un festival sacré pour chambre d’enfants, allusion au célèbre sous-titre du Parsifal (1882) de Wagner, « Bühnenweihfestpiel », Festival scénique sacré. C’est ainsi que quelques pages de musique composées fortuitement vont s’enrichir jusqu’à donner naissance à un « singspiel »,  incitant toute la famille de Humperdinck à poursuivre le travail d’adaptation du célèbre conte. Le projet ne cesse de s’étoffer sous l’impulsion de la future femme du compositeur, Hedwig, pour aboutir à un opéra achevé dans ses grandes lignes en 1891, puis orchestré en septembre 1893.

La relation privilégiée que Humperdinck a entretenue avec le maître de Bayreuth, dont il fut le disciple, le collaborateur et l’ami, a peut-être eu des conséquences négatives sur sa propre capacité à créer. Les lettres  que Humperdinck adressa à Wagner au cours des deux années que dura leur amitié constituent un précieux témoignage. On y voit avec quel intérêt Wagner suit et encourage celui qui le considère comme un véritable père spirituel et on comprend pourquoi Humperdinck est littéralement dévasté par la mort de son maître le 13 février 1883. Il exprime son immense chagrin dans une lettre à un ami : « Vous savez combien j’étais proche de ce grand défunt ; en lui, j’ai perdu non seulement un professeur et un maître qui m’a laissé ici-bas « inachevé », mais également un ami (…). Tout s’en est allé ! Je ne débattrai plus avec lui du tempo des ‘Symphonies’ de Beethoven ou de ‘Tristan’… ». Hänsel et Gretel va constituer une étape essentielle dans le parcours créateur de Humperdinck. En explorant le domaine de la féérie avec ce « märchenoper » (opéra conte de fées) le musicien surmonte son « deuil » en partant à la conquête de son identité musicale.  

Un succès universel pour un ouvrage typiquement allemand

C’est Richard Strauss qui dirigea la création de Hänsel et Gretel à Weimar le 23 décembre 1893. Le succès fut immédiat. Quelques mois suffirent pour que l’ouvrage s’impose dans tous les théâtres de l’Allemagne. A Hambourg, c’est Gustav Mahler qui est au pupitre. A Berlin, Guillaume II assiste à la représentation. A Dessau, c’est Cosima Wagner elle-même qui conçoit la mise en scène. Le frère et la sœur « parcourent » ensuite l’Europe et le monde. La création en France aura lieu à l’Opéra-Comique en 1900 sous la direction d’André Messager. Toscanini dirige aussi cette œuvre dont un fait historique souligne la grande notoriété : Hänsel et Gretel est le premier opéraretransmis par la radio en Europe le 6 janvier 1902 depuis Covent Garden. Non seulement l’œuvre n’a jamais quitté le répertoire, mais elle a toujours continué à tenter les plus grandes interprètes : Elisabeth Schwarzkopf, Christa Ludwig, Lucia Popp, Kiri Te Kanawa, Edita Gruberova…Toutes ont voulu prêter leur voix aux deux jeunes enfants égarés dans la sombre forêt où les guette la méchante sorcière en quête de chair fraîche !

D’où vient le succès sans précédent de cet ouvrage poétique qui puise ses sortilèges dans le folklore des provinces rhénanes ? Hänsel et Gretel s’inscrit dans une tradition germanique d’opéras pour enfants dont l’œuvre de Humperdinck demeure désormais l’unique exemple. Paralysés par l’héritage wagnérien et désireux de lutter contre l’engouement suscité par le vérisme italien, les compositeurs allemands se tournent vers le « märchenoper » dont l’univers renoue avec la tradition populaire germanique. Dans Hänsel et Gretel Humperdinck s’inspire de sources folkloriques qu’il utilise directement ou dont il fournit une imitation. Certains chants populaires sont tout à fait authentiques. D’autres utilisent des textes extraits d’un ouvrage de référence de Clemens Brentano et Achim von Arnim, intitulé « Des Knaben Wunderhorn » (1805). Ce très célèbre recueil sera une source d’inspiration importante pour les musiciens de la seconde moitié du XIXème siècle. Mahler et Brahms s’en inspireront également. Le caractère profondément germanique de l’œuvre de Humperdinck pourrait constituer un obstacle infranchissable pour un auditeur étranger à ce tissage de réminiscences. Si la mémoire des chants qui ont bercé son enfance plonge d’emblée l’auditeur allemand dans une bienheureuse nostalgie, qu’en est-il pour celui qui n’en perçoit pas toute la dimension affective ?

La réussite de Hänsel et Gretel trouve son explication dans le travail subtil grâce auquel le compositeur a opéré la synthèse entre ses acquis wagnériens et la puissance de suggestion et d’invention que développe la tradition populaire véhiculée par le conte de fées. Enthousiasmé dès sa première lecture de la partition, Richard Strauss en souligne toute la richesse et toute l’originalité dans une lettre qu’il adresse à Humperdinck (30 octobre 1893) : 

« C’est vraiment un chef-d’œuvre de premier ordre, et je dépose à tes pieds mes vœux chaleureux pour son heureux parachèvement, ainsi que ma plus haute admiration… Quel réjouissant humour, quelle délicieuse naïveté mélodique, quel art et quelle liberté dans le traitement de l’orchestre, quel aboutissement dans la réalisation de l’ensemble, quelle invention florissante, quelle somptueuse polyphonie, et tout est tellement original, neuf et si authentiquement allemand !... ».

Dans ce « chef-d’œuvre de premier ordre » un exceptionnel don d’invention soutient constamment l’originalité de la phrase musicale ; les ressources de la mélodie populaire côtoient les morceaux symphoniques développés, comme l’ouverture marquée par le thème de la prière du soir, le plus célèbre de l’ouvrage. Le tout s’enchaîne à la manière de Wagner comme un « ensemble construit » suivant la technique « durchkomponiert ». L’alliance réussie entre des sources d’inspirations populaires facilement accessibles et les raffinements d’un langage musical savant, permet à la magie de l’œuvre d’opérer sur les publics les plus différents.

Une féérie musicale pour les enfants et les adultes

L’utilisation du « leitmotiv », allié de manière surprenante mais efficace aux rythmes dansants des comptines, réunit musicalement le monde de l’enfance à celui des adultes à l’image de la réconciliation finale entre la mère et les enfants vainqueurs de la terrifiante Sorcière Grignote. Certains thèmes parcourent tout l’ouvrage assurant une continuité sous forme de variations et de rappels. Dès le prélude sont exposés les quatre principaux thèmes de l’ouvrage dont celui de « l’Abendsegen », la prière du soir, qui reviendra à la fin quand le père  énoncera la morale du conte. Cette « bénédiction du soir », véritable leitmotiv de l’opéra symbolisant la protection divine, apportera l’apaisement après le retour triomphal des enfants chez leurs parents. Les trois autres thèmes annoncés en ouverture sont d’abord celui de la sorcière, qui sera repris quand les enfants feront sa connaissance pour leur plus grand malheur, ensuite celui, féérique et aux allures de valse viennoise, associé à la  Fée Rosée, enfin, le dernier, celui de la délivrance des enfants qui se sont sauvés eux-mêmes. Ces thèmes sont autant de repères pour le jeune auditeur qui suit avec inquiétude les aventures des deux enfants du pauvre « faiseur de balais ». Mais cette matière orchestrale développe aussi l’état psychologique des jeunes protagonistes en marquant les passages de leur évolution de l’enfance à l’âge de raison. S’ils pénètrent dans la forêt avec une belle insouciance enfantine, ils en ressortiront avertis et grandis par leur victoire sur l’adversité et la mort. Les personnages du Marchand de Sable et du Petit homme de la rosée seront les agents de l’évolution des deux enfants qui quitteront le sommeil ignorant de l’enfance pour le réveil clairvoyant qui leur ouvrira les portes du monde adulte. En s’engageant sur les sentiers périlleux de la forêt, Hänsel et Gretel marchent à la suite des héros de La Flûte Enchantée. Le passage de l’enfance à l’âge adulte se déroule comme un parcours initiatique. La terreur dans la forêt nocturne se transforme en plaisir à la découverte de l’irrésistible maison de pain d’épices. Mais le plaisir est trompeur et rien ne peut empêcher la confrontation avec la souffrance et la mort qui doivent être affrontées pour être surmontées. Enfants et adultes peuvent se perdre et se retrouver dans la musique de Humperdinck. Humperdinck réussit l’impossible grâce à une écriture musicale enrichie de son expérience wagnérienne. En créant différentes atmosphères orchestrales, le compositeur plonge immédiatement l’auditeur dans le vif de l’action.  L’interlude intitulé « matin dans la forêt devant la maison de pain d’épice », avant le troisième tableau, oppose le thème effrayant de la sorcière à la féérie bienfaisante incarnée par le Marchand de Sable et la fée la Rosée. L’effet dramatique est immédiat. Il est renforcé par l’importance que le livret accorde aux effets de mise en scène qui jalonnent tout l’ouvrage : descente des anges gardiens, apparition de la maison de la sorcière dans la brume, explosion du four, retour à la vie des enfants transformés en pain d’épice. 

À la recherche d’une nouvelle formule pour l’opéra allemand, Humperdinck parcourt à nouveau les sentiers empruntés par son maître Richard Wagner. Non sans dérision d’ailleurs, comme lorsque il orchestre la folle chevauchée de la Sorcière Grignote, poussant des cris de Walkyrie en galopant furieusement autour de la maison de pain d’épices ! Son originalité consiste essentiellement dans la synthèse qu’il réalise entre différents éléments apparemment inconciliables : inspiration populaire et musique savante, monde féérique de l’enfance et monde adulte, divertissement et profondeur. Le compositeur a-t-il réussi à « se retrouver lui-même » comme il le souhaitait après son expérience wagnérienne ?  Quoi qu’il en soit, il a parfaitement réussi  à paraître « simple » sans pour autant ne s’adresser qu’aux seuls enfants.  

        Catherine Duault

| Imprimer

En savoir plus

Commentaires

Loading