À l’occasion du Festival de Pentecôte de Salzbourg, Cecilia Bartoli ressuscite Iphigénie en Tauride, de Gluck. En attendant d’en découvrir sa relecture (qu’on sait toujours très érudite et documentée) dans une nouvelle production, nous revenons sur l’œuvre qui s’inscrit à mi-chemin entre l’opéra et le théâtre, et son contexte historique marqué par l’avènement du romantisme au détriment de l’opera seria.
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Dernier triomphe parisien de Gluck, Iphigénie en Tauride, s’inscrit dans le cadre mouvementé de la fameuse querelle opposant les « gluckistes » aux « piccinistes ». Les partisans du compositeur napolitain Niccolo Piccini (1728-1800) louaient la supériorité de l’opéra italien sur l’opéra français, que Gluck et ses admirateurs tenaient pour « le véritable genre dramatique musical ». Les deux compositeurs rivaux vont se mesurer sur un sujet très en vogue, maintes fois exploité, que ce soit par Campra (1660-1744), Scarlatti (1685-1757) ou Jommelli (1714-1774) pour ne citer que les auteurs les plus connus. Le destin d’Iphigénie, fille d’Agamemnon et de Clytemnestre, est riche de conflits dramatiques et de situations pathétiques propres à susciter la terreur et l’émotion du public auquel Gluck veut s’adresser. Sa réforme esthétique de l’opéra correspond à un bouleversement des sensibilités annoncé et ardemment encouragé quelques années auparavant par Jean-Jacques Rousseau ou Denis Diderot.Recherchant la simplicité et le naturel dans l’expression lyrique des sentiments, Gluck se détourne des intrigues compliquées et des prouesses vocales de l’« opera seria » pour ouvrir les portes du romantisme. Avec ce nouvel ouvrage, le public semble retrouver le goût du théâtre comme le souligne si bien le baron Grimm dans sa Correspondance littéraire: « Quand j’entends Iphigénie j’oublie que je suis à l’opéra, je crois entendre une tragédie grecque (…). Je ne sais si c’est là du chant, mais peut-être est-ce beaucoup mieux ».
D’une tempête à l’autre
Cette querelle esthétique opposant « gluckistes » et « piccinistes » connut un nouvel épisode mouvementé avec la création d’Iphigénie en Tauride le 18 mai 1779 à l’Académie royale de musique, ancêtre de l’Opéra de Paris. Cette première représentation très attendue connaît un éclatant triomphe qui ne se démentira plus, permettant à l’ouvrage de se maintenir brillamment au répertoire jusqu’à nos jours. « Il n’y a qu’un seul beau morceau dans ‘l’Iphigénie en Tauride’, c’est l’ouvrage en entier », peut-on lire dans Le Mercure de France du 5 juin 1779. Avec Orphée et Eurydice (1762), ce sera l’ouvrage le plus populaire de Gluck. Pour la première et unique fois, Gluck et Piccini s’affrontent sur un sujet commun qui comptait déjà beaucoup d’adaptations. Quand les deux musiciens décident au même moment de s’intéresser à la pathétique histoire de la fille d’Agamemnon, ils ne savent pas encore qu’ils vont jouer le dernier acte de cette querelle qui, de 1777 à 1779 déchaîna une tempête de discussions, d’articles et de libelles en tous genres. Comment se représenter aujourd’hui l’importance de ces guerres esthétiques qui opposèrent philosophes, poètes et musiciens ? À l’heure où si peu de nos contemporains semblent se soucier d’enjeux culturels, il est bien difficile d’imaginer pareille effervescence intellectuelle autour de la musique. Ceci dit, on peut estimer que la violence des affrontements caractérisant ces débats trouve une part d’explication dans la situation politique de l’époque. Sous l’Ancien Régime, les discussions peuvent être des plus passionnées à condition de rester dans le domaine culturel et sans conduire à une contestation ouverte du pouvoir. Le soutien à tel ou tel artiste est aussi une manière détournée de s’opposer ou de se rallier au Roi qui, en pratiquant le mécénat, promeut un art officiel. Beaucoup de revirements chez les « gluckistes » et les « piccinistes » sont dus à des influences politiques. L’impératrice d’Autriche Marie-Thérèse avait confié au chevalier Gluck l’éducation musicale de ses enfants, et notamment celle de Marie-Antoinette. C’est pourquoi tous les partisans de Marie-Antoinette devenue dauphine, puis Reine de France, étaient de fervents « gluckistes », alors que les « piccinistes » regroupaient tous ses détracteurs, Marmontel, d’Alembert et Mme du Barry.
Gluck fut néanmoins à l’origine d’un renouvellement décisif dans la conception de la dramaturgie lyrique. Ceux de ses opéras qui suivent les principes inspirés par sa grande réforme sont les moins nombreux – mais les plus joués et les plus admirés, comme en témoignent les analyses de Richard Wagner ou encore l’enthousiasme d’Hector Berlioz, fasciné par le génie novateur d’une œuvre contradictoire située à la charnière de deux époques.
Les grandes étapes de la carrière de Gluck, qui s’est déroulée dans l’Europe des Lumières, offrent une passionnante occasion de s’interroger sur des notions essentielles pour l’amateur d’opéra. Le véritable tournant de la carrière de Gluck avait été déterminé par une rencontre décisive, celle d’un homme de lettres italien attiré par les nouvelles conceptions esthétiques portées par Diderot et Rousseau, le librettiste Raniero di Calzabigi (1714-1795) dont l’ambition était de renouveler l’opéra. Avec l’aide de ce brillant théoricien, Gluck va se lancer dans une ambitieuse réforme du drame lyrique. Des exigences nouvelles le portent vers l’expression sensible de sentiments propres à émouvoir.Il souhaite désormais plus de simplicité dans l’action, plus de naturel dans un chant affranchi des ornements de la virtuosité. En 1762, Gluck et Calzabigi créent Orfeo et Euridice au Burg-Theater de Vienne. C’estla première tentative de mise en œuvre de « la réforme de l’opéra » voulue par Gluck qui jusqu’à cette date reste un « italien », même si son approche de l’opéra-comique français lui a ouvert de nouvelles perspectives.Le compositeur réformateur poursuit sa voie et annonce clairement son projet dans la préface d’Alceste (1767). L’épître dédicatoire au duc de Toscane, qui sert de préface à cette œuvre-manifeste, expose les choix qui ont guidé le compositeur : « J’ai cherché à réduire la musique à sa véritable fonction, celle qui consiste à seconder la poésie afin de renforcer l’expression émotionnelle et l’impact des situations dramatiques sans interrompre l’action et sans l’affaiblir par des ornements superflus ». Cette nouvelle exigence, qui remet en cause la suprématie de la virtuosité chère au « bel canto », entend privilégier une expression musicale stylisée épousant les inflexions naturelles du langage parlé. Le chant, expression de l’intériorité des personnages, doit respecter les nécessités du développement d’une intrigue resserrée. Tous les excès de l’ « opera seria » commençaient à heurter les goûts d’un public en pleine évolution dans cette seconde moitié du XVIIIème siècle. Avec Gluck qui définissait sa musique comme « le langage de l’humanité », l’opéra allait s’éloigner des tyrannies de l’hédonisme musical pour devenir une tragédie lyrique où s’exprimerait avec le plus de naturel possible la vérité des passions.
En 1777, le Paris musical est à nouveau en ébullition : Armide, composée sur un livret de Quinault, met le comble à une querelle qui s’envenime dans la presse parisienne entre les partisans du nouvel opéra français et ceux de l’opéra traditionnel italien. Le clan des « gluckistes » affronte le clan italianisant qui se choisit comme champion un très bon compositeur italien, Niccolo Piccinni. Les deux musiciens incriminés s’estiment d’ailleurs beaucoup et ne seront jamais en conflit.
Le couronnement d’un réformateur
Avec son Iphigénie en Tauride, le musicien théoricien remporte un succès décisif assuré par la parfaite mise en œuvre des grands principes de sa réforme de l’opéra, mais l’échec de son ouvrage suivant, Echo et Narcisse, le convainc de quitter la France pour Vienne quelques mois plus tard.La fameuse querelle s’éteint et en 1781, l’œuvre jumelle de son rival Piccini sera donnée dans une indifférence polie. Auréolé de gloire et jouissant d’un immense prestige, Gluck s’éteint à Vienne le 15 novembre 1787, deux semaines après la création du Don Giovanni de Mozart Prague.
À la longue « tempête esthétique » déclenchée par les recherches d’un infatigable réformateur semble faire écho celle sur laquelle s’ouvre Iphigénie en Tauride. Elle annonce une autre ouverture comparable à celle de l’Otello (1887) de Verdi où les éléments se déchaînent aussi de manière prémonitoire au seuil du drame. On retrouve le même début saisissant, « in medias res », à plus d’un siècle d’écart (sans qu’on sache si le maître de Busseto s’est inspiré de son audacieux devancier). Au commencement de La Walkyrie (1870), Wagner, grand admirateur de Gluck, se souviendra de ce début paisible brutalement interrompu par le déchaînement des cordes. Cette formidable ouverture constitue une des plus belles inventions d’Iphigénie en Tauride. Les tragédies lyriques françaises contiennent plus d’une tempête marquante, mais pas en guise de « prélude ». Le tumulte des éléments se rapproche progressivement et Iphigénie intervient en pleine tourmente. Parfaite illustration de ce que Gluck avait théorisé :
« J’ai imaginé que l’Ouverture devait prévenir les spectateurs sur le caractère de l’action qu’on allait leur mettre sous leurs yeux, et leur indiquer le sujet ; que les instruments ne devaient être mis en action qu’en proportion du degré d’intérêt et de passion ».
L’ouvrage sera caractérisé par une tension dramatique constante, un désir de frapper vivement l’imagination en exploitant les éléments clefs d’une intrigue très resserrée. La tempête dont les éclats retentissent dès l’ouverture, nous plonge d’emblée dans l’atmosphère d’une œuvre « diablement humaine » selon le mot de Goethe. Cette tempête, modèle de tous les futurs orages d’opéra, ouvre avec panache les portes du romantisme. L’orchestre devient un véritable protagoniste assurant la progression continue du drame.La recherche d’une continuité musicale assurant la tension dramatique apparaît comme un apport majeur. Tout doit concourir à un seul but : toucher et émouvoir le public par une peinture fidèle des mouvements passionnels qui agitent les protagonistes. Le spectateur subjugué comprendra que le déchaînement de la nature était à la hauteur du cauchemar dont Iphigénie va faire le récit. Le drame avait commencé pour elle sous la forme d’un horrible songe avant que le rideau ne se lève.
Il est assez rare dans l’histoire de l’art qu’une œuvre résolument originale et novatrice rencontre un tel assentiment en parvenant à réconcilier dans l’admiration et l’enthousiasme la critique et le public. Iphigénie en Tauride subjugue littéralement ses auditeurs et désarme les opposants au musicien réformateur. Au lendemain de la première, on peut lire dans Le Mercure de France :
« Jamais opéra n’a fait une impression si forte et si générale sur le public. Une attention extrême et non interrompue ; l’émotion la plus vive exprimée sur tous les visages et un attendrissement porté souvent jusqu’aux larmes ; des applaudissements suscités par l’admiration (…) étaient des signes d’intérêt et d’approbation moins équivoques et plus flatteurs que ces battements de mains, commandés par le froid engouement de l’amour-propre et de l’esprit de parti ».
Annonciatrice du romantisme, l’œuvre de Gluck figurera en tête du répertoire de l’Opéra de Paris jusqu’à la veille de la Révolution de 1830…
Un tel engouement est d’autant plus extraordinaire que le livret de Nicolas-François Guillard avait éliminé toute trace d’intrigue amoureuse répondant ainsi parfaitement aux attentes du compositeur. L’action se concentre autour de trois personnages, Iphigénie, Oreste et Pylade. Les liens puissants de l’amitié qui unit Oreste à Pylade et l’amour fraternel d’Iphigénie décidée à protéger Oreste contre tous les dangers sont les ressorts essentiels du drame. On ne trouve plus aucune de ces rivalités galantes qui faisaient les beaux moments de la tragédie lyrique. Autre innovation notable : par souci de vraisemblance Gluck ne conserve qu’un seul ballet, la « Danse des Scythes », qui s’inscrit parfaitement dans l’action.
Vers de nouvelles émotions
L’idéal de la vérité des émotions secondée par la recherche d’une simplicité naturelle dans l’expression chantée s’était déjà réalisé dans Iphigénie en Aulide, créée à Paris en 1774 avec le soutien de la reine Marie-Antoinette. Cette « tragédie-opéra » dont le livret est adapté de l’Iphigénie de Racine, avait définitivement assuré le triomphe du compositeur venu s’installer à Paris. Mais Gluck va encore plus loin avecIphigénie en Tauride qu’il dédie naturellement à sa protectrice, Marie-Antoinette. Le sacrifice d’Iphigénie a inspiré de très nombreux dramaturges et musiciens à la suite d’Euripide qui a choisi deux fois la touchante jeune fille comme héroïne : en 406 avant JC dans Iphigénie à Aulis et en 414-412 environ dans Iphigénie en Tauride. Le sacrifice d’une innocente victime exigé par les impératifs de la Guerre de Troie n’apparait pas chez Homère mais remonte à Stasinos de Chypre, poète du VIIème siècle avant JC. Iphigénie doit être immolée par son père Agamemnon, chef de l’armée grecque, pour permettre aux vaisseaux immobilisés à Aulis de cingler vers Troie où est retenue la belle Hélène. On s’affronte autour du sort de la malheureuse, défendue par sa mère Clytemnestre. Sans entrer dans le détail des différentes versions privilégiées par chacun des auteurs, retenons le scénario selon lequel Iphigénie réapparait en Tauride après avoir été sacrifiée pour le succès de l’expédition contre Troie. C’est Artémis dont elle est devenue la prêtresse qui l’aurait ainsi transportée dans le lointain pays des Scythes. Passant de l’état de victime immolée à celui de sacrificatrice, Iphigénie doit maintenant se plier aux exigences d’un culte sanglant : sacrifier à son tour chaque étranger qui aborde le funeste rivage où elle est exilée. Son frère Oreste, qu’elle croit mort, arrive par hasard en Tauride, accompagné de son ami Pylade...
Le chef-d’œuvre de Gluck retiendra l’essentiel de ce récit avec une volonté affirmée de dramatisation. Le jeune poète Guillard a compris que son livret doit renouer avec la force des tragiques grecs. Il introduit cependant deux scènes propres à décupler l’émotion par leur puissant effet musical : la tempête initiale suivie du récit de l’épouvantable cauchemar, et à l’acte 2, le chœur des Euménides troublant le sommeil d’Oreste. La scène de reconnaissance d’Oreste au cours de la cérémonie d’immolation, comme l’intense sentiment de culpabilité qui torture ce fils meurtrier, nous installent avec force au cœur du tragique, accentuant la puissance émotionnelle de situations déjà présentes chez Euripide. Le choix d’un dénouement heureux permettra à Iphigénie, enfin apaisée, de retrouver les rivages de sa Grèce natale. Condamné pour avoir tué sa mère Clytemnestre à mourir immolé par la prêtresse, Oreste sera autorisé par Diane à regagner Mycènes avec Iphigénie pour y régner.
Avec Iphigénie en Aulide les contemporains de Gluck semblent redécouvrir le plaisir du théâtre comme le souligneLe Journal des sciences et des arts : « Iphigénie en Tauride semble avoir convaincu le public de la possibilité d’allier les règles sévères de la poésie dramatique à l’harmonie du chant et faire croire qu’on peut aller à l’opéra pour les vers ». Réalisant l’idéal de la tragédie grecque, l’opéra devenu synthèse parfaite entre musique et poésie, apparaît comme le spectacle total auquel Wagner rêvera quelques décennies plus tard. La musique vient servir le drame. Gluck le proclame avec netteté :
« J’ai cru que la plus grande partie de mon travail devait se réduire à chercher une belle simplicité, et j’ai évité de faire parade de difficultés aux dépens de la clarté ; je n’ai attaché aucun prix à la découverte d’une nouveauté, à moins qu’elle ne fût naturellement donnée par la situation et liée à l’expression ; enfin, il n’y a aucune règle que je n’aie cru devoir sacrifier de bonne grâce en faveur de l’effet ».
La réception de l’ouvrage par le public parisien de 1779 témoigne d’une immédiate et juste compréhension. A mi-chemin entre l’opéra et le théâtre, Iphigénie en Tauride procure de nouvelles émotions en accord avec la sensibilité de l’époque. La recherche de la simplicité et du naturel guide le compositeur qui répond à l’engouement de l’Europe pour une Grèce idéalisée, symbole d’un retour aux origines. La redécouverte d’Herculanum a eu lieu en 1755. En 1764 paraît l’ Histoire de l’art antique de Winckelmann (1717-1768), un ouvrage essentiel dans l’émergence du néoclassicisme. Gluck aurait pu dire d’Iphigénie en Tauride ce qu’il affirmait déjà à propos d’Alceste (1767) : « Elle ne doit pas plaire seulement à présent et dans sa nouveauté ; il n’y a point de temps pour elle ; j’affirme qu’elle plaira également dans deux cents ans (…) Et ma raison est que j’en ai posé tous les fondements dans la nature qui n’est jamais soumise à la mode. » Laissons pour finir la parole à Saint-Saëns qui disait de Gluck qu’il n’était « ni pompeux, ni solennel » mais qu’il était « la vie, la passion, le sentiment dramatique dans ce qu’il a de plus intense.»
Catherine Duault
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