Pour renouveler son répertoire, le Metropolitan Opera de New York programme des opéras contemporains, notamment en espagnol. Ainadamar, du compositeur argentin Osvaldo Golijov, est de ceux-là. L’ouvrage, qui s’inspire de la vie et de l’œuvre du poète Federico García Lorca, entre au répertoire du Met dans une nouvelle production de Deborah Colker. Présentation.
Afin de diversifier son répertoire, le Metropolitan Opera de New York ouvre de plus en plus régulièrement sa programmation à l’opéra contemporain – et notamment à des ouvrages en espagnol afin de s’adresser aussi au public new-yorkais hispanique et latino-américain (qui pèse pour un tiers de la population locale). Dans ce contexte, l’Opéra fait entrer à son répertoire Ainadamar, opéra du compositeur argentin Osvaldo Golijov. L’ouvrage est donné du 15 octobre au 9 novembre, dans une nouvelle production de Deborah Colker.
L’opéra a pour thème la vie du poète et dramaturge espagnol Federico García Lorca – « ainadamar », littéralement « la fontaine aux larmes », fait référence à ce lieu près de Grenade où le poète a été assassiné par les Phalanges fascistes. Pour autant, le sujet de l’opéra n’avait rien d’évident.
Au début des années 2000, le Tanglewood Music Festival de Lenox dans le Massachusetts, commande un opéra à Osvaldo Golijov. Le compositeur envisage d’abord un ouvrage qui devait mettre en scène des mères palestiniennes et israéliennes ayant perdu leurs enfants dans le conflit opposant leurs deux peuples. Une ébauche est écrite, une distribution est réunie (quasi-exclusivement féminine), mais le compositeur n’est pas satisfait du livret et décide finalement de changer d’orientation. Il rencontre le dramaturge David Henry Hwang et ensemble, ils opteront pour un nouveau sujet : la vie de Federico García Lorca. Quid de la distribution (féminine) qui doit interpréter l’ouvrage à Tanglewood ? Elle restera inchangée et le poète Lorca devient un « rôle en pantalon » : il sera chanté par une chanteuse (la mezzo Kelley O'Connor, créatrice du rôle).
L'art de la transmission
La vie et la mort de Federico García Lorca sont éminemment politiques, mais Osvaldo Golijov et David Henry Hwang ne veulent pas faire un opéra « engagé ». Ils veulent parler d’art et de transmission, d’amour et de liberté. Lorca est certes un personnage central de l’ouvrage, mais le rôle principal sera celui de la comédienne Margarita Xirgu. Le livret se déroule en 1969. Au crépuscule de sa vie, la comédienne catalane est sur le point d’entrer sur scène pour interpréter une fois de plus la pièce Mariana Pineda de García Lorca, inspirée de la vie de Mariana de Pineda Muñoz (la muse du poète). Et dans les coulisses, elle raconte ses souvenirs de Lorca à son élève Nuria : la vie du jeune poète exalté dans les années 1920 et le culte qu’il vouait à Mariana de Pineda Muñoz dès son plus jeune âge ; puis comment elle a échoué à le convaincre de quitter l’Espagne pendant la guerre civile et comment il a été assassiné par les phalangistes fascistes en 1936 parce qu’il voulait rendre compte de la souffrance de son peuple et rendre hommage aux morts ; et le fantôme du poète leur apparait finalement pour remercier Margarita de perpétuer son héritage auprès de ses élèves.
Ainadamar est construit sur un jeu de flashbacks. Une construction temporelle qui souligne l’importance de la transmission dans l’art : Mariana de Pineda Muñoz a inspiré Lorca, qui lui a consacré une pièce, que la comédienne Margarita Xirgu a fait vivre sur scène, avant de transmettre son histoire à son élève Nuria. Lorca a été assassiné par les phalanges fascistes notamment du fait de son engagement pour la République, mais même si son corps n’a jamais été retrouvé, le poète est immortel. C’est sur ce constat que s’achève l’opéra, alors que Margarita s’éteint à son tour aux côtés de Nuria.
Ainadamar, Metropolitan Opera (2024)
La brutalité du cante jondo, l’âme du duende
Ainadamar s’inscrit au cœur de l’histoire espagnole. Musicalement aussi, Osvaldo Golijov entend illustrer l’âme de l’Espagne. Le compositeur a intégré deux guitares à son orchestration, dont une guitare flamenco. Ainadamar est ainsi parfois qualifié « d’opéra flamenco ». Une qualification jugée un brin « marketing » par le compositeur : le « véritable style d’Ainadamar est le cante jondo, le "chant profond", une forme de flamenco plus sombre et plus intense qui émerge de la terre et traverse le chanteur ». Ironiquement, le cante jondo de l’opéra est principalement dévolu au rôle de Ramon Ruiz Alonso, le phalangiste qui a arrêté Lorca, interprété sur la scène du Metropolitan Opera par le chanteur de flamenco Alfredo Tejada.
Pour autant, Ainadamar est un véritable opéra dans toute sa dimension lyrique. Le flamenco brutal d’Alfredo Tejada sert de contrepoint au lyrisme des trois rôles féminins – la comédienne Margarita Xirgu interprétée au Met en alternance par Angel Blue et Gabriella Reyes, l’étudiante Nuria chantée par Elena Villalón et le rôle travesti de Lorca par la mezzo Daniela Mack. Au cœur de cette sensibilité musicale (qui s’exprime notamment dans le trio final des rôles féminins), le compositeur évoque « le duende », terme espagnol désignant « une sorte de vérité mystique, une essence puissante qui se manifeste dans les interprétations les plus grandes et les plus sincères ». Osvaldo Golijov explique que « le duende est cette qualité intangible qu'ont certains artistes : lorsqu'ils chantent, l’auditoire a ce sentiment d’être connecté à l'essence même de la musique. Et le duende a toujours un élément de mort ». Une sorte « d’âme de la musique ».
Du mouvement, de l'énergie et la poésie de la rue
Pour retranscrire sur scène la passion et la puissance d’Ainadamar, le Metropolitan Opera a fait appel à la metteuse en scène et chorégraphe brésilienne Deborah Colker – à qui l’on doit notamment la chorégraphie de la cérémonie d'ouverture des Jeux Olympiques de Rio en 2016 et qui signe là sa première mise en scène d’opéra. Dans cette nouvelle production, elle entend porter sur scène cette dualité classique / flamenco, mais aussi « le sang, l’odeur, l’énergie, la sensualité » de l’ouvrage. Le Met rapporte sa réflexion : « Mon idée est d’avoir du mouvement, de l’énergie et de la danse tout au long de l’opéra. L’opéra met en scène des gens dans les rues qui se battent contre la Phalange. Il est très important de faire ressortir l’idée de la rue. Cette histoire n’est pas éthérée, elle est réelle, elle est brute ».
Sur scène, un rideau de fils sera suspendu en cercle afin de servir de surface pour les projections et l'éclairage, alors que tous les protagonistes seront en mouvement dans les jeux de lumière – les solistes, les chœurs et des danseurs de flamenco. La production affiche ainsi l’ambition de lier la musique à la danse et au jeu d’acteur, de lier « l’esprit et le cœur ». Federico García Lorca a laissé un héritage politique, mais se considérait d’abord comme un poète. L’œuvre, sa musique et la mise en scène de la production revendiquent cette même approche. Retranscrire une violence viscérale qui reste d’actualité, mais au travers « de la poésie, de la danse, de la musique, de la vie », avec une ambition : « garder Lorca en vie ».
publié le 15 octobre 2024 à 07h47 par Aurelien Pfeffer
15 octobre 2024 | Imprimer
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