Boris Godounov, la Russie au cœur

Xl_boris-godounov-opera © DR

Boris Godunov, l’opéra de Modeste Moussorgski, s’inspire de l’histoire politique russe pour mettre en scène le despote du titre, confronté aux affres du pouvoir – supposant tantôt des démonstrations de puissance, tantôt de se confronter à la contestation parfois fallacieuse, mais toujours pour mieux interroger sur la légitimité du pouvoir.
À partir du 7 juin, l’Opéra de Paris proposera une nouvelle production de Boris Godunov (dans sa version de 1869) avec notamment Ildar Abdrazakov dans le rôle-titre et dont la mise en scène est confiée à Ivo van Hove. Le metteur en scène belge devrait proposer une lecture très actuelle de la relation au pouvoir, entre tentations autoritaires et
fake news... D’ici là, nous revenons sur les origines et enjeux (des différentes versions) de l’opéra de Moussorgski.

Ce spectacle fait l’objet d’une captation en vue d’une retransmission en direct dans les cinémas UGC dans le cadre du programme Viva l’Opéra! et en ligne sur Culturebox, le 7 juin 2018 à 20h. Il sera également retransmis sur France Musique le 1er juillet 2018 à 20h et ultérieurement sur France 2.

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Modeste Moussorgski ; © DR

Boris Godounov est le seul opéra que Modeste Moussorgski (1839-1881) a entièrement achevé. Et pourtant, on trouve peu d’œuvres qui aient été autant remaniées. Le plus célèbre des opéras russes, écrit par le compositeur le plus représentatif du Groupe des Cinq, a suscité tant de modifications, et de réorchestrations qu’il est impossible de l’aborder sans en tenir compte. On doit s’interroger sur les raisons d’un tel traitement pour savoir quelle version de Boris privilégier. Faut-il choisir la première composée d’un trait entre octobre 1868 et décembre 1869 ? Ou la deuxième, souvent qualifiée de « définitive » ou « originale », qui place la tragédie du peuple russe au cœur du drame ? Depuis quelques années, le choix se concentre davantage sur ces deux versions conçues par Moussorgski. Mais pendant longtemps Boris Godounov a régné sur les scènes internationales grâce aux partis pris de l’orchestration plus flatteuse élaborée par Rimski-Korsakov (1844-1908) auquel Moussorgski avait légué par testament l’ensemble de ses compositions. Dès 1888, Rimski-Korsakov entreprend de gommer toutes les aspérités de Boris pour permettre sa diffusion. Car si l’œuvre est exceptionnelle, elle reste très controversée en raison de ses audaces harmoniques et rythmiques, associées à une conception nouvelle des voix : « Mes personnages, en scène, doivent s’exprimer comme des hommes ordinaires. Il faut que l’esprit, le caractère, la force de leurs intonations, soutenues par l’orchestre qui constitue en quelque sorte (…) le support musical de la parole, frappent droit au but. »

L’autre « visage » de Boris est celui que façonne Dimitri Chostakovitch (1906-1975) qui propose en 1940 une nouvelle réorchestration de l’ensemble des deux versions de Moussorgski dans une période où le tsar assassin offre bien des similitudes avec un certain Staline… A côté de ces deux versions qui sont les plus connues, les « aventures » de la partition ont engendré d’autres métamorphoses. En 1924, Emilis Melngailis (1874-1954), un letton élève de Rimski-Korsakov propose sa vision. En 1953, c’est au tour du compositeur polonais Karol Rathaus (1895-1954). Et en 1997, on peut entendre au Metropolitan Opera un Boris réorchestré par Igor Bouketoff (1915-2001).

Au cœur de l’Histoire russe

En choisissant d’adapter Boris Godounov, une tragédie qu’Alexandre Pouchkine (1799-1837) a écrite en 1825, Modeste Moussorgski réalise son souhait le plus ardent : « C’est le peuple russe que je veux peindre (…) le passé dans le présent, voilà ma tâche ». Boris est le premier volet d’une trilogie que le compositeur projetait d’écrire sur l’histoire de la Russie ; le deuxième sera La Khovanchtchina (1886), et le troisième ne verra jamais le jour.  


Alexandre Pouchkine ; © DR

Boris Godunov est sous-titré « drame musical national », ce qui l’inscrit dans la perspective déjà adoptée par Pouchkine qui souhaitait doter son pays d’un drame authentiquement russe. Le sujet est emprunté à l’Histoire de l’Etat russe que Nikolaï Karamzine (1766-1826) a publié à partir de 1818. En 1824, paraissent les volumes 10 et 11 qui relatent les règnes du tsar Fiodor, de Boris Godounov, et du faux Dimitri. Le Boris de Pouchkine est une tragédie aux résonnances shakespeariennes où l’on découvre un tsar hanté par le crime qui lui a permis de gravir les marches du pouvoir. Pour la première fois la littérature russe aborde un thème historique. Mais la pièce pâtit de sa construction trop morcelée et elle sera bien plus lue que représentée.

Pouchkine et Moussorgski puisent dans l’histoire de la Russie pour célébrer la spécificité du peuple russe sans se préoccuper outre mesure de l’exactitude historique des faits qui émaillent une période particulièrement troublée. Dans la crise dynastique qui faillit emporter l’Etat russe, les circonstances de la mort du troisième fils d’Ivan le Terrible, en 1591, demeurent un épisode mystérieux. L’imaginaire collectif nourrit le terrible récit qui circule de Karamzine à Moussorgski en passant par Pouchkine. Boris Godounov est considéré comme un impitoyable assassin d’enfant, alors que le petit Dimitri, potentiel héritier du trône, est probablement mort accidentellement à la suite d’une crise d’épilepsie.

Une rumeur selon laquelle Dimitri aurait finalement survécu suscita bientôt l’apparition d’un imposteur, Grigori, qui revendiqua le trône de Russie avec le soutien de la Pologne ; il parvint à réunir une armée pour reprendre brièvement le pouvoir après la mort de Boris en 1605.  A une époque où le monarque n’est pas physiquement connu de ses sujets, les prétendants autoproclamés peuvent aisément fomenter des révoltes contre un prétendu usurpateur qu’il faut renverser au nom du « vrai » successeur qu’on aurait perfidement caché, ou tenté de supprimer. Le faux Dimitri fut bientôt démasqué et assassiné, victime à son tour d’un complot ourdi par les boyards toujours prêts à s’unir contre leur tsar.

Un héros exceptionnel et un peuple voué au malheur

L’opéra de Moussorgski va fixer l’image d’un autocrate partagé entre volonté de puissance et remords au milieu des décors somptueux et inquiétants de la Russie féodale. Boris sera un baryton dramatique, ou une basse chantante ; mais la stature imposante du rôle réclame aussi le coloris sombre d’une basse noble.


Fiodor Mikhaïlovitch Dostoïevski ; © DR

Face au rôle-titre, les masses chorales mettront en scène un peuple voué à la résignation fataliste tout en restant capable de s’abandonner aux débordements d’une folie destructrice. L’opéra se referme sur le constat désespérant de l’Innocent resté seul dans la clairière de la forêt de Kromy tandis que retentissent encore les cris de la foule marchant sur Moscou à la suite de Grigori, le faux Dimitri : « Pleure, pleure âme orthodoxe. Bientôt l’ennemi viendra et surviendront les ténèbres, les noires ténèbres impénétrables. Malheur, malheur à la Russie, pleure, pleure, peuple russe, peuple affamé ». Au moment où Moussorgski écrit Boris Godunov, Dostoïevski, devenu conservateur et nationaliste, publie Les Possédés (1871-1872). Ce roman prémonitoire est une mise en garde contre les excès d’une pensée révolutionnaire susceptible d’emporter la « Russie éternelle ». Le régime soviétique s’en chargera bientôt. Dans l’opéra comme dans le roman, on perçoit la même lucidité face à un avenir lourd de menaces.

Fiodor Chaliapine (1873-1938) et Boris Christoff (1914-1993) ont donné pour longtemps un visage et une voix à Boris, ce despote manipulateur et fragile entouré d’une cour servile toujours prompte à la rébellion. Nous ne pouvons qu’imaginer à partir de témoignages écrits les raisons du formidable engouement qu’a suscité l’interprétation légendaire de Chaliapine. Ainsi, après l’avoir entendu, la comtesse Greffulhe (dont Proust fait un des modèles de sa duchesse de Guermantes dans La Recherche du temps perdu) écrit : « Je n’ai jamais vu un souverain vivant qui ait si grand air. Jusqu’à ce jour, je n’avais vu que des marmitons (…) figurer des rois au théâtre. Les empereurs devraient bien observer Chaliapine pour copier de la grandeur qu’il donne au personnage ».

Retour aux sources

C’est sur la suggestion de son ami le philologue Vladimir Nikolski (1836-1883) que Moussorgski conçoit le projet de Boris Godunov à l’automne 1868. Le musicien rédige lui-même le livret en adaptant la pièce de Pouchkine avec l’aide de Lioudmilla Chestakova, la sœur de Mikhaïl Glinka (1804-1857). Souvent appelé le « père de la musique russe », Glinka a donné naissance à l’école musicale russe avec deux opéras emblématiques, Une vie pour le tsar (1836) et Rousslan et Ludmilla (1842), d’après Pouchkine. Moussorgski porte aux nues ce dernier ouvrage : « honneur et fierté de la terre russe et du monde slave tout entier ».


Alexandre Dargomyjski ; © DR

Il faut replacer Boris Godounov dans la perspective de cette période de mutation où les compositeurs ont pour nouvelle ambition de construire les bases d’un nationalisme artistique. Au tournant du XIXème siècle, on perçoit un fort désir de s’émanciper de « l’italianisme » qui domine la scène lyrique pour faire émerger dans plusieurs pays une musique « savante » dotée d’une forte dimension nationale. Tournant le dos aux livrets écrits en italien, les compositeurs reviennent aux sources d’un folklore ancestral à l’exemple d’Alexandre Dargomyjski (1813-1869) avec sa Roussalka (1856). Dans Boris Godunov, Moussorgski mêle le folklore authentique de nombreux chœurs populaires à des chants qui recréent artificiellement les rythmes et les mélodies d’autrefois. Si le jeune Modeste a été initié au piano dès l’âge de six ans par sa mère, il a aussi été bercé par les légendes populaires et les chansons traditionnelles transmises par sa « niania », sa nourrice. Cette influence sera déterminante dans son attachement au peuple russe.

« Une mélodie motivée par le sens »

Dans la Russie de 1860, Moussorgski a très vite été attiré par les idées du courant slavophile qui s’oppose à la culture occidentale en prônant la valorisation du patrimoine national. En 1862, avec Alexandre Borodine (1833-1887), César Cui (1835-1918), Mili Balakirev (1837-1910), et Nikolaï Rimsky-Korsakov, Moussorgski constitue un groupe de jeunes compositeurs appelé « groupe des Cinq ». Cette initiative bénéficie du parrainage de Dargomyjski qui a déjà jeté les bases d’un opéra national. Boris Godounov répondra aux objectifs esthétiques du groupe tels qu’a pu les formuler César Cui : « La musique vocale, au théâtre, doit être en parfait accord avec le texte du livret. Les formes de la musique d’opéra ne sont pas assujetties aux moules traditionnels (…), elles doivent naître librement de la situation dramatique et des exigences particulières du texte ».     

Moussorgski se lance avec enthousiasme dans la composition de Boris Godounov qu’il achève très rapidement en travaillant d’arrache-pied de novembre 1868 à décembre 1869. Bien que les vingt-quatre tableaux écrits par Pouchkine aient été ramenés à sept, cette première version reste très proche du drame initial dont le musicien a conservé l’essentiel. Des motifs thématiques constitueront un réseau de fils conducteurs tandis que certains passages réutilisent presque mot à mot le texte du grand poète. « Ma musique doit être une reproduction de langage parlé jusque dans ses nuances les plus ténues » proclame Moussorgski.


Nicolas Gogol ; © DR

Avant Boris, Moussorgski a envisagé différents projets d’opéra. Victor Hugo lui inspire les prémisses d’un Han d’Islande. Puis c’est Sophocle qui retient l’attention du compositeur ; il n’écrira finalement qu’un chœur pour un Œdipe roi (1859-1861) resté sans lendemain. Deux autres ouvrages ont été menés plus loin tout en demeurant inaboutis. Moussorgski réutilisera dans Boris quelques fragments d’un Salammbô (1863-1866) adapté du roman de Gustave Flaubert (1821-1880) paru en 1862. Ainsi, l’invocation de Salammbô à la princesse Tanit (Acte II, tableau 2) est devenue la prière de Boris agonisant. Mais c’est la tentative de mise en musique du Mariage de Nicolas Gogol (1809-1852) en 1868 qui va servir de véritable laboratoire expérimental pour Boris Godounov. Moussorgski élabore une sorte de manifeste esthétique en utilisant le texte presque tel quel. Pour élaborer une écriture vocale qui soit intimement unie aux sonorités du langage parlé, le musicien s’imprègne de la mélodie naturelle de la langue russe. Le chant doit épouser toutes les inflexions de la parole dont il respecte la grande variété de rythmes sans rechercher les séductions de la virtuosité vocale : « Je voudrais appeler cette création une mélodie motivée par le sens ». Cette recherche esthétique a-t-elle été mal comprise ? On a souvent reproché à Moussorgski, qui était un autodidacte, d’avoir négligé la technique en multipliant les maladresses d’écriture. Cette rudesse supposée résulte ici d’une volonté de rendre la « vérité » du langage parlé loin de toute ornementation superflue. Négligeant les procédés traditionnels, le compositeur obéit aux nécessités d’une situation dramatique donnée, même dans ses cycles de mélodies qui ressemblent à de petites séquences pleines de réalisme.

Histoire d’un refus

Au printemps 1870, Boris Godounov est soumis au Comité de lecture des théâtres impériaux. En février 1871, Moussorgski a l’immense déception d’apprendre que son ouvrage est refusé par six des sept membres du Comité. Quels sont les motifs de ce refus sans appel ? Faut-il incriminer le récent échec subi par la pièce de Pouchkine mise en scène en septembre 1870, soit quarante ans après qu’elle a été écrite ? Quoi qu’il en soit, le jury déplore avant tout que cet opéra, dépourvu d’intrigue amoureuse, n’offre aucun rôle féminin important. Mais que penser du sérieux d’un jury dont plusieurs membres sont des étrangers qui ne parlent pas un mot de russe ?

Cependant Moussorgski se remet au travail et termine au début de l’été 1872 une seconde version de Boris. Il s’agit d’une véritable refonte qui concerne aussi bien la structure dramatique que la conception musicale. Le musicien travaille très vite ; la partition piano et chant commencée au printemps 1871 est achevée le 14 décembre. Du 1er septembre jusqu’à la fin du mois de juin 1872, Moussorgski partage le même appartement avec Rimsky-Korsakov qui peut donc le voir travailler.


Youlia Platonova en Marina ; © DR

Moussorgski s’éloigne désormais de son modèle littéraire pour donner au peuple une dimension nouvelle dans son rapport de force avec Boris. Le peuple devient omniprésent dramatiquement et musicalement. Le compositeur ajoute la dernière scène de la forêt de Kromy, et l’acte III dit « polonais » qui met en scène Marina, un des rares personnages féminins avec la Nourrice et l’Aubergiste. Mais la partition est à nouveau rejetée par le Comité. Commence alors une période singulière durant laquelle l’œuvre est donnée partiellement lors de différents concerts. Grâce à l’intervention de la grande soprano Youlia Platonova, créatrice du rôle de Marina, l’ouvrage est finalement créé au théâtre Mariinski le 27 janvier 1874. Cette création a lieu au prix de nombreuses coupures destinées à abréger le spectacle. Le succès est bientôt remis en cause par la critique et l’ouvrage disparaît peu à peu de la programmation.

Et le 28 mars 1881, après que l’alcool a éloigné ses amis, lassés de ses excès, Moussorgski meurt, seul, à l’hôpital militaire de Saint-Pétersbourg.   

Quelle étrange destinée que celle d’un ouvrage qui s’impose comme un des chefs-d’œuvre du répertoire lyrique au gré de modifications dont la justification est loin d’être toujours évidente. Opéra historique d’une conception et d’une écriture résolument modernes, Boris Godounov invite encore aujourd’hui à une réflexion shakespearienne sur la légitimité du pouvoir, à travers le destin d’un tsar accusé d’avoir assassiné un enfant pour régner sans partage. Chaque époque semble avoir voulu y trouver de nouvelles réponses en s’y projetant et en l’adaptant à ses attentes, fut-ce au détriment des véritables aspirations de son créateur. Mais il demeure dans sa grandeur solitaire et amère, incarnation bouleversante d’un destin fiché au cœur de l’Histoire russe.         

Catherine Duault

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