Des moutons du Pays de Galles aux grandes scènes du monde lyrique, un tel parcours a tout du conte de fées : le chemin n’est pas forcément aussi long qu’on pourrait le croire. Bryn Terfel l’a parcouru en quelques années à peine, via la Guildhall School à Londres : à 27 ans, il était déjà sur la scène du Royal Opera. Les premières étapes du parcours du jeune chanteur n’avaient pourtant rien à voir avec Mozart ou Wagner : dans une contrée où la culture populaire est encore vivace, il a commencé par le répertoire traditionnel gallois avant de faire les études les plus classiques qui soient, avec les habituels prix à la clé. Beaucoup de chanteurs éprouvent à un moment ou à un autre le besoin – intime ou commercial – de se livrer aux plaisirs coupables du crossover : quand c’est Bryn Terfel qui le fait, des chants de Noël anglo-saxons aux standards de la comédie musicale, il est impossible de douter de sa sincérité, parce que ce versant populaire a toujours fait partie de sa carrière : les interprètes classiques capables d’y mettre autant de naturel et de chaleur, de cœur pour tout dire, on a vite fait de les compter, vieilles gloires comprises. Il fait encore partie de ces générations fortunées à qui un contrat généreux a permis d’enchaîner les disques, presque toujours sous l’étiquette jaune de Deutsche Grammophon : de Schubert à Haendel, de Strauss à Mozart, sans oublier l’inévitable répertoire britannique, cette riche discographie ne se limite pas à ses grands rôles, mais reflète toute la diversité d’un quart de siècle de carrière, où on peut suivre la manière dont une voix mûrit sans rien céder de ses couleurs. Avoir réussi à intéresser la vénérable firme, à l’époque où elle était encore une référence pour tous les mélomanes, aux plus divers des répertoires qui lui tenaient à cœur n’est pas une mince performance.
Au sein même du répertoire classique, la diversité est peut-être ce qui frappe le plus chez un chanteur qui est tout sauf un spécialiste, même si sa carrière, ces dernières années, se concentrent autour d’un nombre restreint de rôles emblématiques. Regardons sa saison 2016/2017 : Dulcamara (L’Elisir d’Amore) et Falstaff d’une part, Wotan et Hans Sachs d’autre part. Au célèbre concours de Cardiff, il n’a pas gagné le premier prix de l’édition 1989 (un certain Dmitri Hvorostovsky lui est passé devant), mais il a gagné le prix du Lied : même s’il n’a jusqu’à présent pas accordé beaucoup de temps à ce répertoire, un tel prix montre bien qu’être populaire n’empêche pas de posséder toutes les clefs intellectuelles pour aborder le répertoire le plus exigeant.
En Wotan, il a comme peu de chanteurs – toutes nationalités confondues – le sens du mot, et tant pis s’il faut sacrifier un peu de puissance sonore à l’intelligibilité. À ce titre, son interprétation est un événement, et un événement rare : lui qui pourrait ne chanter que cela tant la demande est forte sur toutes les scènes du monde sait que les excès en la matière sont mortels pour la voix, et il est probable que ce choix d'alterner les rôles les plus lourds avec un répertoire plus confortable. À Paris, il sera Scarpia en cette rentrée, aux côtés d’Anja Harteros qui a déjà été sa Tosca à Munich au début de l’été. Terfel lui-même considère que c’est l’un des rôles les plus difficiles de son répertoire, et on peut le comprendre, mais ce n’est pas pour cela qu’il recourra à la facilité pour masquer les écueils techniques et émotionnels qu’il recèle. Là où on pourrait trouver une foule d’occasions coupables au Grand-Guignol, Terfel saura sans peine donner la chair de poule aux spectateurs parisiens, mais il le fera, à son habitude, sans élever la voix, avec cette sobriété implacable qui lui est propre, et qui s’appuie sur deux piliers également forts et distinctifs : son sens du texte d’une part, qui ne sert pas que chez Wagner et Schubert ; et une des plus belles voix de baryton-basse que le monde lyrique ait connu, une voix qui est remarquable non pas pour sa puissance sonore (d’autres font mieux), non pas pour la simple beauté du matériau sonore (mais quel bronze !), mais pour sa densité : la projection, c’est une affaire de technique, mais c’est aussi, pour le spectateur, la voie d’une émotion plus directe parce que plus intime. Le colosse jovial qu’est Terfel ne cache pas sa fragilité, ses fêlures, et son interprétation musicale est constamment nourrie de cette tension entre grand format et sens de l’essentiel.
16 septembre 2016 | Imprimer
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