Fruit de la dernière collaboration entre Mozart et son librettiste Lorenzo Da Ponte, Così fan Tutte s’impose évidemment comme une œuvre majeure du répertoire – fort d’un court succès lors de sa création, avant d’être conspuée au XIXème pour son amoralité puis redécouverte le siècle suivant. Car malgré un thème simple (voire simpliste), ce marivaudage musical s’avère un véritable parcours initiatique, plus profond qu’il n’y parait de prime abord, révélant à chacun des protagonistes sa propre identité.
Laissant historiquement une large place à l’œuvre mozartienne, le Festival d’Aix-en-Provence ouvrira son édition 2016, à partir du 30 juin prochain, avec une nouvelle production de Così fan Tutte (avec notamment Kate Lindsey et Sandrine Piau), dont la mise en scène est confiée au cinéaste Christophe Honoré, qui en transpose l’action dans le cadre africain de l'Erythrée mussolinienne de l’époque coloniale, à la fin des années 30 – comme pour en souligner l’universalité et imaginer un Mozart africain. Et pour mieux se préparer à y assister, nous revenons sur la genèse de l’œuvre, son sens historique et sa dimension musicale.
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Après Les Noces de Figaro (1786) et Don Giovanni (1787), Mozart et Lorenzo Da Ponte se retrouvent une dernière fois pour signer ensemble Cosi fan tutte, un opéra « buffa » sous-titré « l’Ecole des amants ». Le dernier opus de la célèbre « trilogie » est celui qui a suscité le plus de malentendus, nécessitant d’innombrables tentatives d’interprétations plus ou moins convaincantes. Presque unanimement rejeté au XIXème siècle, Cosi semble mieux accordé à notre époque désenchantée, naturellement habituée à douter de la sincérité des cœurs passionnés. Mais si notre penchant contemporain pour le scepticisme et la remise en cause de certaines valeurs morales nous rapproche de ce marivaudage musical, il reste un obstacle de taille. Pour apprécier pleinement le charme plein d’amertume de cette douloureuse éducation sentimentale, il faut renoncer à la notion de vraisemblance et accepter d’entrer sans arrière-pensée dans un univers de pure convention qu’on appréciait au XVIIIème siècle. Mais ne serait-ce pas un curieux paradoxe de vouloir dénoncer l’absurdité d’une intrigue au nom d’un réalisme tout à fait illusoire à l’opéra, art de convention par excellence ? En librettiste expérimenté et talentueux, Da Ponte exploite toutes les ressources que lui fournissent des situations typiques très en vogue à l’époque. On peut les juger frivoles et cyniques en condamnant le pari sur la fidélité d’une femme et en rejetant le travestissement des amants qui permet une séduction croisée. Derrière le jeu des apparences y a-t-il une profondeur ? Les procédés et les personnages semblent pâtir d’un certain schématisme lié à la volonté de démontrer que l’amour n’est qu’un jeu de dupes. A la rigueur de la démonstration s’opposent la beauté et la poésie de la musique. Mêlant ironie et sincérité, Mozart excelle à exprimer les espoirs et les contradictions les plus cachés de l’âme humaine prise dans les filets du jeu de l’amour et du hasard.
De multiples sources
On dispose de très peu de renseignements sur la genèse de Cosi fan tutte, ce qui ajoute encore à sa part de mystère. L’examen de l’abondante correspondance de Mozart ne nous livre rien de particulier et il serait plus qu’hasardeux de chercher une dimension autobiographique dans cette intrigue digne des Liaisons dangereuses ! N’y cherchons pas de confidences sur la vie de couple du musicien. Contrairement à ses habitudes Lorenzo Da Ponte (1749-1838) n’est pas plus prolixe dans ses Mémoires. Il ne consacre que deux lignes à l’ouvrage, désigné par son seul sous-titre, pour évoquer sa maîtresse, la cantatrice Adriana Ferrarese, créatrice du rôle de Fiordiligi : « J’écrivis pour elle (…) ‘La Scuola degli amanti’ mis en musique par Mozart, pièce tenant chronologiquement la troisième place parmi les sœurs nées de ce très célèbre père de l’harmonie ».
En août 1789, la reprise triomphale à Vienne des Noces de Figaro au Burgtheater vaut à Mozart la commande d’un nouvel opéra. On prétend que Joseph II aurait lui-même suggéré de prendre pour sujet un fait réel survenu dans la bonne société viennoise… C’est peu probable. Da Ponte reprend tout simplement un thème vieux comme le monde : la dénonciation de l’inconstance des femmes supposées incapables de rester fidèles à leurs serments d’amour. « Souvent femme varie, bien fol qui s’y fie » aurait dit le bon roi François 1er. « La donna è mobile » chantera un autre séducteur célèbre dans le Rigoletto de Verdi. Tirer un opéra tout entier d’un argument aussi simple, pour ne pas dire simpliste, peut sembler relever de la gageure. Si le déroulement de l’intrigue ne repose pas sur un modèle prestigieux comme c’était le cas, par exemple, pour Les Noces de Figaro, adapté de Beaumarchais, Cosi n’en puise pas moins à différentes sources. La plus grande partie des livrets de Da Ponte, homme d’une immense culture, sont des adaptations plus ou moins directes d’ouvrages antérieurs. Cosi n’échappe pas à la règle et on peut lui trouver de multiples sources poétiques, dramatiques ou romanesques. Le pari sur la fidélité d’une femme et le travestissement de l’amant qui permet de l’éprouver sont des situations typiques dont on trouve trace chez Ovide, Boccace ou Shakespeare. Goethe, Laclos ou Goldoni les avaient remis au goût du jour. Don Alfonso prétend démontrer à Ferrando et Guglielmo que leurs fiancées ne sont pas aussi irréprochables qu’ils se l’imaginent et qu’il suffira que chacun courtise la promise de l’autre pour que leurs illusions s’évanouissent. Le déguisement devient le moteur de l’action en permettant de démontrer le bien-fondé du postulat de départ. C’est un procédé largement exploité au théâtre et à l’opéra depuis le XVIIème siècle et Mozart l’a déjà utilisé dans La finta giardiniera (1775), les Noces (1786) ou Don Giovanni (1787).
Le titre Cosi fan tutte, « toutes pareilles » semble faire écho à une phrase déjà prononcée dans Les Noces de Figaro par Basilio qui joue les entremetteurs auprès de Suzanne en lui conseillant de céder au comte Almaviva. Dans le trio « Cosa sento » (Acte 1, scène 7), Basilio énonce avec philosophie : « Cosi fan tutte le belle ! Non c’è alcuna novita » (« Ainsi font toutes les belles, Ce n’est pas nouveau »).
L’opéra est écrit et composé rapidement. Quelques mois suffisent pour que le musicien soit en mesure de présenter l’œuvre au piano, en présence de Haydn. Cosi est créé avec succès le 26 janvier 1790, la veille de l’anniversaire du compositeur qui fête ses trente-quatre ans. Malheureusement la mort de l’empereur Joseph II le 20 février entraîne la fermeture des théâtres. A la fin de la période de deuil, Cosi ne sera repris que cinq ou six fois avant de disparaître pendant une trentaine d’années.
Rejet et incompréhension
La vraie résurrection de l’ouvrage date du XXème siècle car le XIXème siècle n’a pas été tendre avec Cosi ! On peut parler d’une véritable incompréhension pendant toute la période romantique. La légèreté et l’impertinence iconoclastes ne sont plus à l’ordre du jour et, pour sauver la musique de Mozart, on ira jusqu’à la dissocier d’un livret jugé tellement futile qu’il semble irrécupérable. Stendhal estime que : « la pièce de ‘Cosi fan tutte’ était faite pour Cimarosa, et tout à fait contraire au talent de Mozart, qui ne pouvait pas badiner avec l’amour ».
Comme Beethoven avant lui, Wagner rejette cette farce qu’il juge amorale et pleine d’invraisemblances. Wagner croit bon de se féliciter que Mozart n’ait pas écrit pour un tel livret une partition aussi belle que celle des Noces : « Quelle honte c’eût été pour la musique ! ». Le célèbre critique viennois Eduard Hanslick (1825-1904) rejoint pour une fois Wagner en pointant les incohérences de l’intrigue :
« Existe-t-il un sujet d’opéra plus indigent ? Peut-on faire appel de manière plus absurde à la crédulité du spectateur, en exigeant qu’il prenne pour bon argent l’aveuglement des deux héroïnes : elles ne reconnaissent pas leurs amoureux, qu’elles ont caressés il n’y a pas un quart d’heure ; elles vont jusqu’à prendre leur propre femme de chambre, à qui il a suffi de coiffer perruque, pour un médecin, puis pour un notaire ? (…) Je tiens ‘Cosi’ pour non viable sur une scène aujourd’hui. »
Ce type de jugement donnera naissance à des adaptations qui mutileront l’ouvrage. Ainsi en 1863, Jules Barbier et Michel Carré, librettistes du Faust (1859) de Gounod, n’hésitent pas à adapter la partition de Mozart à Peines d’amour perdues de Shakespeare recréant un opéra-comique en quatre actes qui a tout d’une auberge espagnole ! On n’imagine guère au XIXème siècle trouver une leçon de vie sous cette déroutante superficialité qu’on attribue à Da Ponte.
Apparences et profondeur
L’ouvrage a la particularité d’être le plus long des opéras de Mozart tout en présentant l’action la plus concentrée. On ne compte que six personnages dans cette intrigue à la rigueur presque géométrique. La progression dramatique suit la logique d’une mécanique bien conçue : les deux couples, ensemble ou séparément, éprouvent leur illusoire solidité dans des scènes symétriques parfaitement bien équilibrées.Cosi est l’opéra des ensembles, surtout au premier acte où nous sommes dans le registre de la farce. Dès que le jeu devient déstabilisant, les personnages quittent leur statut de marionnettes pour quelques moments d’introspection où leur chant s’individualise, faisant d’eux des êtres de chair et de sang.
Développant « in vivo » le théorème initial de Don Alfonso, la démonstration se déroule jusqu’à son terme au détriment des malheureux participants livrés aux affres du doute, puis à l’amertume de la triste réalité. Le philosophe a pour assistante et complice une Despina revenue de toutes les illusions : « Qu’est-ce que l’amour ? Plaisir, agrément, fantaisie, Joie, amusement, Passe-temps, gaîté… » (Acte 1, scène 13). En faisant de l’infidélité féminine l’objet d’un pari entre un vieux philosophe et deux jeunes amants, Da Ponte donnait une dimension d’enseignement à son intrigue élevée au rang de véritable parcours initiatique. Don Alfonso est l’impitoyable initiateur d’un jeu cruel qui va révéler progressivement à chacun sa propre identité, autrement dit ses propres faiblesses. Les deux femmes et les deux hommes suivent une évolution sentimentale et morale en passant de l’oubli de leurs premiers attachements à la naissance d’un nouvel amour. Personnages de théâtre figés et ridicules, les protagonistes prennent peu à peu une dimension humaine en se révélant à eux-mêmes. La configuration initiale dérogeait aux habitudes : contre toute attente, le ténor aimait la mezzo, le baryton aimait la soprano. Les deux voix aiguës et les deux voix graves vont finir par se rapprocher et les couples sembleront donc mieux assortis. L’harmonie naturelle des voix viendra brièvement cautionner un nouvel amour : celui de la soprano Fiordiligi pour le ténor Ferrando et celui de la mezzo Dorabella pour Guglielmo, la basse.
Cosi établit un équilibre subtil entre les conventions sur lesquelles il repose et la sincérité que la musique de Mozart leur insuffle. Derrière les excès de la fable une vérité humaine cherche à se dire ou à se chanter plus exactement. Dans ses Mémoires, Da Ponte dit qu’il s’était fixé pour but de sauver de sa médiocrité l’opéra « buffa » et on peut estimer qu’il y est parfaitement parvenu avec la complicité de Mozart. On retrouve dans Cosi tous les éléments typiques du genre, repris et orchestrés avec une légèreté et une élégance très éloignées de l’esprit de la farce. Les lieux communs de l’opéra « buffa » sont transcendés pour donner un opéra résolument nouveau. La mise à l’épreuve de la fidélité féminine, la simplicité de l’intrigue, le vieux philosophe et la soubrette délurée comme les couples d’amants volages, tout cela fait partie des passages obligés de l’opéra « buffa ». La parodie affleure constamment. Le texte manie le double sens et l’équivoque allant jusqu’à mélanger le registre dramatique de l’opéra « seria » à celui de l’opéra « buffa » quand les protagonistes singent des sentiments nobles.
Ce qui crée un malaise chez le spectateur toujours à la recherche d’une fin positive, c’est l’indécision sur laquelle nous laissent Da Ponte et Mozart. Quelle « morale » extraire de ce jeu dangereux ? Le dénouement ne vient pas couronner comme on s’y attendrait la naissance de deux nouveaux couples issus d’un chassé-croisé sentimental finalement bienvenu. Don Alfonso demande aux deux hommes d’épouser celles qui leur étaient promises malgré l’évidence de leur trahison. L’ironie et l’indulgence semblent avoir raison des regrets des deux garçons, tandis que les deux sœurs expriment leur désenchantement avec une tendresse résignée et trompeuse. Mais ces nouvelles promesses de bonheur, fruits d’une cruelle sagesse, ont le goût amer de la désillusion et de la souffrance.
Vérité de la musique
Le charme mystérieux de Cosi vient du décalage permanent qui s’instaure entre le sujet et la partition. Rien ne parvient à dissiper complètement l’obsédante contradiction qui sépare la musique de la frivolité d’une intrigue apparemment inconsistante. Ainsi en est-il de l’émotion que provoque le magnifique trio « Soave sia il vento » (Acte 1, scène 6) qui nous entraîne dans une rêveuse mélancolie alors que la situation appartient au registre de la comédie. Le spectateur sait bien qu’on lui montre deux écervelées versant des larmes de crocodile en regardant partir leurs amants, qui leur jouent un tour à l’instigation d’un manipulateur sans scrupule. Nous sommes loin des adieux de Titus et Bérénice et pourtant nous sommes fortement émus par l’irrésistible nostalgie du bonheur qui s’enfuit à jamais. Troublés aussi par cette dissonance qui se fait entendre quand il est question de « désir » : « Et que chaque élément Réponde favorablement A nos désirs ». La désillusion est déjà à l’œuvre.
L’ambiguïté domine cet opéra dont on ne sait quelle impression garder. Faut-il « entendre » qu’après ce jeu qui devient cruelle épreuve, les amants atteindront une sérénité nouvelle ? Se seront-ils accommodés « avec philosophie » de la fragilité des sentiments, de l’érosion du temps et de l’inévitable oubli ? Peut-être faut-il simplement se laisser guider par la musique de Mozart, chargée de gaité et de tristesse. Dans son Thomas Graindorge (1867) Taine voit dans la musique la solution de toutes les contradictions : « La pièce n’a pas le sens commun, et c’est tant mieux. Est-ce qu’un rêve doit être vraisemblable ? (…) Je ferai comme le musicien, j’oublierai l’intrigue. La pièce est satirique et bouffonne ; je veux, avec Mozart, la voir sentimentale et tendre. Sur le théâtre il y a deux coquettes italiennes qui rient et qui mentent ; mais dans la musique, personne ne ment et personne ne rit ; on sourit tout au plus ; même les larmes sont voisines du sourire. » Et ce sourire a quelque chose de la politesse du désespoir.
Catherine Duault
27 juin 2016 | Imprimer
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