Initialement composé par Verdi pour la Fenice, I Due Foscari sera censuré dans la cité vénitienne du fait de son sujet sur fond de tragédie familiale et politique, inspirée des grandes maisons de la cité lacustre. C’est finalement à Rome que l’opéra sera créé en novembre 1844, où « ce combat poignant entre raison d’Etat et sentiments » rencontrera le succès auprès du public quand bien même le compositeur lui-même se montrera, plus tard, insatisfait par son oeuvre.
Aujourd’hui à la Scala de Milan, Alvis Hermanis imagine une nouvelle production des Deux Foscari, pour Placido Domingo et Francesco Meli aux côtés d’Anna Pirozzi. L’occasion de (re)découvrir la genèse de cet opéra de jeunesse de Verdi.
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I Due Foscari, composé durant l’été 1844, appartient à cette fameuse période de travail intense appelée par Verdi ses « années de galère », dix années qui verront la création de seize opéras. L’ouvrage est accueilli avec succès, puis peu à peu éclipsé par la popularité d’autres grandes œuvres verdiennes jusqu’à sa résurrection dans les années 1960, liée principalement au rôle magnifique de Francesco Foscari, doge de Venise qui a séduit les plus grands barytons. Pourtant le charme de I Due Foscari, que Verdi jugeait lui-même un peu uniforme dans sa tristesse, ne se limite pas à l’étonnante beauté des rôles de baryton et de ténor. La richesse orchestrale comme l’intensité dramatique des chœurs séduisent d’emblée. L’emploi de thèmes instrumentaux pour caractériser les personnages est utilisé par Verdi pour la première fois, créant une atmosphère de mélancolie intimiste qui contribue à resserrer les limites de ce combat poignant entre raison d’Etat et sentiments – qui annonce les déchirements de Simon Boccanegra.
Un épisode vénitien
Quand en 1843, La Fenice s’adresse à Giuseppe Verdi pour lui commander un nouvel opéra, le maestro envisage d’adapter The Two Foscari, un drame en cinq actes de Lord Byron (1788-1824). Eugène Delacroix (1798-1863) a consacré un magnifique tableau à ce sombre épisode de l’histoire de la Venise du XVème siècle. Présentée à l’Exposition Universelle de 1855, cette composition intitulée « Les Deux Foscari » donne la mesure de la violence des faits. Jacopo Foscari, traîné hors de la chambre de torture, est conduit jusqu’au pied du trône où siège son père, Francesco Foscari, le Doge de Venise. Le fils est définitivement condamné à l’exil après avoir été torturé. Il est accusé de corruption, de trahison et de complicité dans un crime. Impuissant à le sauver de son châtiment, le père devra se résoudre à signer la condamnation de son propre fils qui se laisse mourir à l’idée de devoir quitter à jamais Venise qu’il aime passionnément. Après avoir été contraint d’abdiquer par le Conseil des Dix, Francesco meurt à son tour, en entendant les cloches célébrer l’élection de son successeur.
Verdi s’intéresse d’emblée à ce dramatique récit qui fait la matière de The Two Foscari, publié par Byron en 1821. L’Italie connaît alors un véritable engouement pour le poète anglais qui excelle à créer des situations ténébreuses et intenses. Le compositeur voit bien tout ce qu’il peut tirer de cette tragédie familiale et politique : « Il s’agit d’un sujet qu’il faut soigner, et qui se prête énormément à être mis en musique, parce qu’il déborde de passion ». On y retrouve plusieurs thèmes déjà exploités par le musicien, aussi bien l’exil et la nostalgie du sol natal, essentiels dans Nabucco (1842), que les ténèbres de la prison qui s’accordent avec celles de l’âme déchirée par des tourments intérieurs, comme dans Oberto (1839). Il y a aussi les prémisses de nouveaux thèmes promis à un bel avenir dans la future production verdienne : le désespoir paternel annonce Rigoletto (1851), la douloureuse méditation sur la solitude du pouvoir est déjà celle de Philippe II dans Don Carlos (1867), la trahison et la vengeance qui entraînent la chute et la mort préfigurent Otello (1887).
Mais Verdi va vite constater que ce choix n’est pas des plus judicieux pour répondre à une commande de l’opéra de Venise. Comment la puissante Cité des Doges pourrait voir d’un œil bienveillant pareil sujet ? On y découvre un tableau sans concession de la vie politique vénitienne sur fond de vieilles querelles entre de puissantes familles dont les descendants constituent encore la fine fleur de la société. C’est donc sous le prétexte que le drame met en scène les familles Loredano et Barbarigo que la censure rejette le projet. Le directeur de La Fenice entend ménager ces deux familles encore vivantes qui « pourraient souffrir de l’odieux portrait qu’on fait de leurs ancêtres ». Verdi abandonne donc Byron pour Victor Hugo et compose pour Venise un de ses chefs-d’œuvre, Ernani.
Quelques mois plus tard, le compositeur revient à la pièce de Byron qui reste à ses yeux « un beau sujet, sensible et pathétique ». Retrouvant Francesco Maria Piave (1810-1876), le librettiste d’Ernani, le compositeur prend selon son habitude une part très active à l’adaptation de ce drame politique et familial où se mêlent vengeance et grands élans patriotiques, esprit de sacrifice et amours contrariés par la raison d’Etat. Conscient de la violente critique que constituait toujours l’opéra pour les institutions vénitiennes, Piave prendra la précaution de faire imprimer une longue préface au livret pour ménager encore plus sûrement les susceptibilités. Le librettiste y insistait sur la rivalité entre deux familles dévorées par une haine mutuelle en faisant passer au second plan la corruption d’un monde politique aussi trouble que les eaux d’une Venise étouffante.
« On finit toujours par se retrouver à la morgue »
Giuseppe Verdi compose son opéra très rapidement durant l’été 1844. C’est son sixième ouvrage. Créé le 3 novembre 1844 au Teatro Argentina à Rome, I Due Foscari remporte un beau succès même si nous sommes loin du triomphe de Nabucco ou d’Ernani. Estimé mais jamais plébiscité, l’ouvrage sera repris en Italie et dans différentes villes d’Europe sans vraiment parvenir à s’imposer. Au cours des années 1960, I Due Foscari va connaître une véritable renaissance grâce au baryton Piero Cappuccilli interprète exceptionnel du rôle de Francesco Foscari.
L’extraordinaire popularité de Verdi l’obligeait à composer dans l’urgence pour répondre à la demande du public. Parce que Nabucco et Ernani avaient littéralement enflammé les Italiens, Verdi devait continuer à composer sur des intrigues au rythme trépidant, menées avec fougue par des héros romantiques dignes de celui que Victor Hugo comparait à : « une force qui va, Agent aveugle et sourd de mystères funèbres ! Une âme de malheur faite avec des ténèbres ! » (Hernani Acte III, scène 2). Avec I Due Foscari on s’éloigne des éclats de la fougue patriotique ou de l’emportement passionné qui s’estompent au profit d’une atmosphère plus intime et plus sombre. Verdi avait expressément demandé à son librettiste de rester « très près de Byron », c’est-à-dire fidèle à l’esprit d’une tragédie familiale née d’une implacable volonté de vengeance politique. Toute la période de composition du nouvel opéra est jalonnée par de nombreux échanges épistolaires entre le musicien et Piave. Comme à son habitude, le Maestro multiplie les remarques sur le travail de son librettiste. Il se montre très directif avec le souci constant d’obtenir le maximum d’efficacité dramatique dans l’adaptation d’une pièce dont Byron lui-même disait qu’il ne l’avait « pas écrite avec la plus petite intention de la porter en scène ». Car le poète avait développé une intrigue sans véritable rebondissement et l’opéra, peut-être trop fidèle à l’original pâtit d’une construction trop statique. Le sens de l’action dramatique, qui deviendra une des marques de fabrique de Verdi, se perd dans l’atmosphère pesante du drame de Byron. Quelques années plus tard, alors qu’il recherche un nouveau livret, le compositeur confiera à Piave : « dans des sujets qui sont tristes par nature, on finit toujours par se retrouver à la morgue comme, pour te donner un exemple, ‘I Due Foscari’ qui ont une teinte, un ton trop uniformes du début à la fin ». C’est précisément à cause de cette prégnante mélancolie que l’ouvrage peut apparaître comme une des réussites marquantes des premières années verdiennes.
Du Prélude jusqu’au carillon de la cloche de Saint-Marc qui résonne comme un glas funèbre, les trois actes se déroulent dans un climat des plus sombres. Tous les éléments sont exposés dans le premier acte et aucune intrigue secondaire ne viendra entraver le cours de l’action. Les protagonistes, mis à part le Doge, ne connaîtront pas vraiment d’évolution : ils reviendront sur scène pour exprimer les mêmes sentiments comme uniformément enveloppés dans le noir linceul d’une implacable tragédie familiale et politique. Nulle incertitude ne plane sur l’issue fatale. Un seul personnage semble échapper à la résignation et au désespoir, c’est Lucrezia qui se bat pour la réhabilitation de son mari, Jacopo Foscari, injustement accusé et condamné. Elle se dresse contre le pouvoir arbitraire dont elle est aussi une victime alors que Jacopo, meurtri dans son corps et dans son âme, se laisse briser par l’injustice et la calomnie. Quant au Doge, prisonnier de son respect des institutions, il renonce à sauver son fils en faisant appel à la clémence du Conseil des Dix. Dès sa première apparition marquée par un thème « allegro agitato » confié aux cordes seules, Lucrezia apparaît donc comme le personnage fort de l’action face aux deux Foscari qui font figure de vaincus. C’est Marianna Barbieri-Nini (1818-1887) qui créa le rôle. Sa voix dramatique et impressionnante était parfaite pour rendre toute la véhémence du personnage de Lucrezia, préfiguration de celui de Lady Macbeth qu’elle devait aussi créer en 1847.
Jeu de « masques musicaux »
Ce qui a pu sembler à Verdi un défaut qu’il dénonce, en regrettant « une teinte, un ton trop uniformes du début à la fin », ne serait-il pas au contraire la qualité la plus attachante de I Due Foscari ? Loin des sommets expressifs et des orchestrations éblouissantes propres à susciter l’enthousiasme du public, Verdi privilégie une écriture plus intériorisée installant une uniformité de ton directement inspirée de la sombre poésie du drame de Byron. Pourtant, la simplicité de la ligne vocale en accord avec la sobriété qui guide la peinture des protagonistes, a pu déconcerter le public habitué aux accents passionnés des précédents ouvrages.
L’unité crépusculaire de cet opéra de jeunesse résulte aussi de l’emploi que fait le musicien de thèmes instrumentaux servant à caractériser chaque personnage. C’est la première et la dernière fois que Verdi recourt à ce procédé d’écriture qui installe un continuum, une « teinte » dominante. Ainsi, dès le prélude, la mélodie poignante d’une clarinette est associée à Jacopo, victime de la trahison. Son père, accablé par la douleur, sera accompagné par un thème descendant confié aux sonorités graves du violoncelle. L’auditeur peut ainsi identifier tous les acteurs principaux du drame en pénétrant dans leur intériorité. Mais si ces « thèmes conducteurs » définissent les personnages principaux en les annonçant sur scène, ils ont aussi l’inconvénient d’en figer les contours. Car les thèmes ne varient pas. Ils reviennent, identiques à eux-mêmes, différents en cela du « leitmotiv » wagnérien.
Pour qualifier ces thèmes, le musicologue anglais David Kimbell a trouvé une dénomination bien en rapport avec l’univers de Venise : il qualifie de « masques musicaux » ces repères instrumentaux.
En 1848, Verdi semble ne plus croire en I Due Foscari. Persuadé du manque d’attrait de son sixième opéra, il n’y voit plus qu’une ténébreuse uniformité peu faite pour plaire au public. Et pourtant l’ouvrage soutient parfaitement la comparaison avec la suite de sa production. Ne serait-ce qu’à cause du personnage de Francesco Foscari qui s’inscrit dans la lignée des grands rôles de barytons jalonnant la carrière de Verdi, de Rigoletto à Simon Bocanegra. Promesse des opéras à venir, I Due Foscari mérite assurément de sortir de l’oubli.
Catherine Duault
25 février 2016 | Imprimer
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