L’été 2020 marquait enfin les débuts de Karine Deshayes au Rossini Opera Festival de Pesaro ! Cette rossinienne accomplie devait initialement interpréter pour la première fois le rôle-titre d’Elisabetta, regina d’Inghilterra (reporté à l’année prochaine), et s’est finalement vue proposer un récital avec la Filarmonica Gioachino Rossini sur la Piazza del Popolo. Quelques heures avant sa participation au concert « Perpetual Music » (chapeauté par le ténor Juan Diego Flórez avec Rolex et disponible en replay sur la plateforme Medici.tv), elle s’est confiée à nous sur sa passion du bel canto, ses projets et ses convictions.
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Vous effectuez vos débuts à Pesaro. Comment décririez-vous votre état d’esprit entre votre récital de mercredi et le concert « Perpetual Music » de ce soir ?
Je chante Rossini depuis 20 ans maintenant, et c’est un rêve qui se réalise. Mon tout premier rôle, à l’Opéra de Lyon, c’était dans La cambiale di matrimonio. J’ai eu la chance de chanter beaucoup de Rossini en France et à l’étranger (New York, San Francisco, Moscou, Liège, puis Zurich et Madrid en 2021), mais il me manquait l’Italie qui est quand même la patrie du bel canto, et Pesaro, forcément, de Rossini. Avec cette pandémie, nos activités ont été stoppées, et je craignais que le Festival ne soit annulé et donc que mes débuts en Elisabetta ne soient décalés à l’année prochaine (ce qui a été le cas pour le rôle). Ceux qui ont œuvré pour le Festival (en particulier Olivier Descotes et Ernesto Palacio) ont tout fait pour qu’il y ait une édition cette année, complètement transformée. Et j’ai eu l’opportunité que l’on m’offre un récital pour faire mes débuts ici. Dans ce concert marathon à huit airs, dont quatre de Rossini, on voulait montrer une autre facette avec Bellini et Donizetti. Aimant le répertoire français, j’ai proposé des airs de Gounod. Au-delà du fait que Gounod appréciait vraiment Rossini, je trouve qu’il y a une relation musicale entre les deux compositeurs : ça faisait un beau tandem. Ça a plu aussi au chef d’orchestre Nikolas Nägele, qui n’avait jamais dirigé ces ouvrages-là. Je suis en tout cas extrêmement fière d’avoir pu faire mes débuts à Pesaro dans ces conditions. Chapeau à tout le Festival d’avoir maintenu !
Quels sont vos meilleurs souvenirs en tant que spectatrice à Pesaro ?
Eh bien c’était ma première fois à Pesaro, même en tant que spectatrice ! Je travaille souvent l’été dans d’autres festivals, donc je n’ai jamais de vacances à ce moment-là. Je suis bien sûr les programmes quand mes amis viennent, mais je n’ai jamais pu les voir physiquement. Comme festivalière, j’ai commencé avec le récital de Juan Diego Flórez, dimanche. C’est mon premier souvenir de spectatrice !
Rossini a une place importante dans votre cœur. Qu’est-ce qui vous touche particulièrement dans sa musique ?
On connait surtout ses opéras bouffes en France, mais il y a aussi tous les opéras sérieux tels que La donna del lago, Semiramide et Armida, vers lesquels j’ai pu aller après l’opéra bouffe. Je trouve que ça offre une très belle palette de rôles. Et dans certains rôles – comme dans La Cenerentola –, la composante bouffe cohabite avec un côté absolument touchant. La musique de Rossini me fait toujours penser au clown blanc, en fait. C’est la joie, on pétille, on sent que Rossini était un bon vivant : à travers sa musique, on visualise la grande cave qu’il avait et les bonnes tables qu’il aimait. Je compare souvent la musique de Rossini à du champagne, et il faut toujours s’amuser quand on fait des vocalises. On peut faire entrer dans les airs toute cette palette. C’est une chance que Rossini ait écrit autant de rôles pour sa femme, et surtout que ça corresponde exactement à ma tessiture. Il y a des hasards comme ça (rires) !
Comment définiriez-vous le rôle-titre d’Elisabetta, regina d’Inghilterra (que vous chanterez donc en 2021) dans la production opératique de Rossini ?
Je dirais que c’est une sœur de Semiramide et d’Armida, même au niveau de la voix et de la tessiture. J’avais déjà eu la chance de faire Elisabetta dans Maria Stuarda de Donizetti, et c’est encore un autre visage chez Rossini. J’ai aussi hâte de retravailler avec le metteur en scène Davide Livermore et le chef Evelino Pidò. On est complètement chez Rossini, à Pesaro, avec ces gens qui servent cette musique !
Chronique : « Perpetual Music » : Juan Diego Flórez articule un héroïque épilogue au Rossini Opera Festival
Et idem pour le concert « Perpetual Music » de ce soir, ça sera une grande famille d’artistes venant de nombreux horizons…
J’ai trouvé super l’idée de Juan Diego Flórez que l’on fasse un programme Rossini (magnifique, en plus) à 12. C’est notre parrain et j’étais très heureuse qu’il me demande mi-juin si je pouvais rester deux jours de plus à Pesaro. On se disait déjà en 2013 avec Juan Diego Flórez que ceux qui font cette musique, c’est aussi ceux qui aiment vraiment vocaliser. Ça doit être un jeu, un plaisir. Parce que si c’est une difficulté, c’est compliqué de se concentrer pendant deux heures et demie d’opéra… et le spectateur le ressent ! Mais il faut aussi que ces vocalises aient un sens, ce ne sont pas simplement des notes écrites. Je pense que ça vient d’une souplesse du larynx. C’est comme pour la danse : il y a des gens souples et des gens qui le sont beaucoup moins ! Alors bien sûr, on travaille cette souplesse du larynx, mais je pense qu’il y a déjà ça au départ. Et ce plaisir, c’est tout l’art du bel canto, de faire un son filé, d’enfler, de diminuer. Il faut que ça paraisse naturel, bien sûr, mais que la technique nous permette ça.
Quelle est l’ouverture de Rossini que vous préférez ?
C’est difficile parce qu’elles sont toutes belles ! J’adore celle de Guillaume Tell. On connaît par cœur celles du Barbier de Séville et de La Cenerentola, et en réécoutant l’autre soir, j’ai réapprécié celle d’Armida. L’écriture de Rossini m’intéresse aussi parce qu’il utilise beaucoup le cor d’harmonie. Son papa était corniste, comme le mien, et c’est un son que j’aime beaucoup. Le timbre de la voix se mélange ensuite très bien au cor, comme avec la clarinette.
Vous allez effectuer deux autres prises de rôle en 2021 : la Comtesse (Les Noces de Figaro) au Théâtre National du Capitole, et Sélika (L’Africaine de Meyerbeer) à l’Opéra de Marseille. Comment allez-vous les approcher ?
Je dis toujours que ce ne sont pas des extrêmes, vocalement parlant. Christophe Ghristi m’a proposé le rôle de la Comtesse à Toulouse car j’avais eu l’occasion de faire deux fois Donna Elvira (Don Giovanni), et c’est la même tessiture. Et dans les ensembles, elle est au milieu aussi : c’est important pour moi afin de ne pas tirer la voix vers le haut. La différence, c’est le contre-ut dans Les Noces de Figaro, mais avec le nombre de contre-ut que Rossini a écrits dans l’air d’Armida, je crois que je suis préparée (rires) ! Et après avoir été Rosina dans Le Barbier de Séville, je serai la Rosina des Noces. C’est le même rôle, ou du moins le même personnage. Ça, c’est un challenge, aussi, que je me sens de relever maintenant.
Concernant Meyerbeer, l’opéra français m’intéresse de plus en plus. J’ai l’occasion de chanter dans Les Huguenots depuis 2011 et j’ai pu explorer les opéras de Gounod, grâce notamment à l’Opéra de Marseille (La Reine de Saba l’année dernière). Je me sens aujourd’hui d’aller dans des rôles d’opéras français un peu plus larges, où l’orchestre est plus fourni. L’évolution naturelle de ma voix me permet d’aborder ce genre de répertoires que je n’aurais pas pu faire il y a dix ans. Ce sont des rôles avec une écriture vraiment dans le medium et il faut quand même avoir aussi l’aigu « facile » (entre guillemets, car l’écriture n’est jamais facile !).
La Reine de Saba figure parmi d’autres raretés que vous avez chantées : Herculanum de David, Uthal de Méhul, Andromaque de Grétry, ou Vénus et Adonis de Desmarest. Vous fixez-vous des défis pour faire connaître des œuvres au public ?
J’aime bien découvrir et lire de la musique, aussi bien en opéra qu’en musique de chambre. Ça permet de travailler tout le temps (et surtout en ce moment, on est content de travailler !), c’est très stimulant. En mai, on a même fait un projet avec les Jeunes Talents autour de mélodies sur des textes d’Alexandre Dumas, avec Alphonse Cemin au piano. Et là encore, on voit de nouveaux noms de compositeurs, sur lesquels on fait plein de recherches ensuite.
Récemment, vous avez chanté dans des lieux sans public pour des retransmissions pendant la crise sanitaire : Nuit magique des Chorégies d’Orange, concert à la Fondation Singer-Polignac, gala virtuel à Éléphant Paname…
Il était nécessaire de faire du digital pour ne pas arrêter notre activité. Je pense aussi au concert « Symphonie pour la Vie » car on a carrément fait un enregistrement discographique à la Seine Musicale pendant le confinement, qui a donné lieu à une émission au Théâtre du Châtelet en juin. Quand on m’a proposé le projet, je me suis demandé comment ça allait être possible ! C’était pour une bonne cause – les soignants – et on voulait vraiment se rendre utile à partir de ce qu’on sait faire : de la musique.
Vous avez aussi fait votre retour devant un « vrai » public à l’Opéra National de Bordeaux, notamment…
Une énorme émotion, j’ai même pleuré ! Quand Antoine Palloc et moi sommes arrivés sur le plateau, les applaudissements ne s’arrêtaient pas, c’était fou ! On sentait les gens tellement heureux d’être là et de partager ce moment ! J’ai moi aussi écouté beaucoup de musique et regardé des DVD pendant le confinement… Mais rien ne peut remplacer le live ! Je garderai cette émotion de Bordeaux ancrée en moi. Retrouver ces sensations, sentir à nouveau le son vibrer dans notre corps, c’est physique.
Vous êtes cette année marraine de « Tous à l’Opéra », qui aura lieu pour le World Opera Day, les 24 et 25 octobre prochains. L’accessibilité de l’opéra est-il un sujet qui vous tient à cœur ?
Beaucoup d’entre nous ont déjà chanté pour des causes diverses, vont à la rencontre des gens… Dès qu’il y a une occasion, je suis partante ! Quand j’étais en troupe à l’Opéra de Lyon, on avait déjà ce rapport avec les écoles et collèges. C’est extraordinaire de voir ces jeunes qui n’ont jamais fait de musique et qui s’avèrent tellement doués au cours du spectacle qu’ils montent en fin de projet ! À Toulouse, l’année dernière, pendant Werther, j’ai été dans une classe dans l’Aude, où les enfants avaient préparé tout un dossier sur l’œuvre. Quand je leur ai demandé ce qu’ils voulaient aller voir l’année suivante, un petit de huit ans m’a dit : « j’hésite entre Norma et Parsifal ». J’étais sidérée ! On va déjà vers ce public « jeune » ou qui n’a pas accès à la musique, mais il faut qu’ils puissent oser aller au moins une fois aller dans une salle de spectacle. Quand on parle aux gens, on se rend compte qu’ils ont peur de ne pas apprécier ou de ne pas être capables d’apprécier s’ils ne connaissent pas déjà. Pourtant, les gens qui fréquentent les musées ne connaissent pas nécessairement plus les courants de peinture. J’ai envie de leur dire que c’est pareil pour la musique, et surtout que ce n’est pas grave ! Seul le ressenti compte. Je suis évidemment très heureuse d’être à Pesaro, à Salzbourg ou à Orange, mais je fais aussi beaucoup de « petits » festivals parce qu’aller vers les gens me semble important. C’est un devoir, même. Des gens viennent au concert et me disent que c’est la première fois. Ça leur donne envie de revenir. Après, je ne suis pas là pour tenter de convaincre les gens, tout le monde n’est pas obligé d’aimer. Mais au moins qu’ils aient essayé au moins une fois. Comme le sport (rires) !
Vous avez reçu en février votre troisième Victoire de la Musique de l’Artiste Lyrique (après celles de 2011 et 2016). Comment percevez-vous cette reconnaissance renouvelée d’année en année ?
J’ai surtout été étonnée de l’avoir cette année. J’imaginais déjà Benjamin Bernheim l’obtenir, mais je ne m’attendais pas à ce qu’on obtienne la Victoire ex-aequo. Cette reconnaissance me touche beaucoup, surtout qu’on se rend compte que les personnes primées sont souvent dans des grosses maisons de disques. Ce n’est pas mon cas. Et malgré tout, je crois que j’en suis à 35 participations de CD ! J’ai eu la chance de participer à plusieurs enregistrements sur plusieurs labels et de faire des découvertes.
Avec le collectif UNiSSON, vous avez souhaité mettre en valeur l’ensemble de l’organisation du spectacle vivant, en parlant à la fois de la rémunération des artistes et des difficultés rencontrées par les maisons d’opéra… Avez-vous pu faire changer les lignes depuis la création du collectif au printemps ?
Le fait que l’association se soit créée a déjà été un bond en avant. Des chanteurs qui se regroupent, c’est quelque chose d’inédit dans nos métiers solitaires ! Le mécénat pour aider les plus « petits » est en bonne voie. Madame Bachelot a également accéléré les choses pour l’année blanche des intermittents du spectacle. UNiSSON permettra de faire bloc pour parler avec les agents qui nous représentent et les directeurs de théâtre, afin de faire évoluer les contrats, entre autres. À mon avis, il faudrait payer les répétitions pour diviser notre cachet : les gens n’attendraient pas deux mois pour recevoir l’argent. Quand on débute, c’est très dur de jongler avec toutes les dépenses. Je pense aux jeunes qui sortent du Conservatoire et qui n’ont pas pu passer leur prix cette année. Comme pour le bac, ils ont eu un contrôle continu. Ils n’ont pas pu se faire entendre, donc pas d’agent, et ils arrivent sans rien. Il faut donc voir comment les aider davantage pour cette rentrée. Mes deux masterclasses de « Tous à l’Opéra » seront d’ailleurs avec des élèves du CNSMDP. Je trouve que le collectif a créé une vraie solidarité, c’est au moins le côté positif de cette épreuve.
Pendant le confinement, vous avez conseillé le visionnage de L’Abécédaire, un ensemble d’interviews du philosophe Gilles Deleuze à partir des lettres de l’alphabet. Dans le C de « Culture », Gilles Deleuze affirme que « la rencontre ne se fait pas avec les gens, mais avec les choses ». Quelles rencontres avez-vous faites récemment ?
Dans notre métier, on a la chance de voyager et de faire des belles rencontres, donc je dirais que les personnes sont importantes aussi. En plus de la rencontre si particulière et intime avec une partition, un rôle, un compositeur, il y a l’alchimie qui se crée. À Pesaro, j’ai découvert le maestro Nikolas Nägele et la Filarmonica Gioachino Rossini, que j’ai adorés. Il y a eu une vraie osmose. À la fin de mon concert, ils étaient très démonstratifs, c’était extraordinaire ! Je crois que c’est cette dimension humaine qui me plaît dans ce côté « culturel ». On sent que c’est un peuple qui aime ça. C’est aussi un pays magnifique… que je n’ai malheureusement pas le temps de visiter ! On est pourtant à un moment propice aux visites, avant que le tourisme international ne reprenne. Mais il y a quelque chose de triste quand les lieux sont vides. Pendant le confinement, des gens me disaient qu’ils aimaient voir Paris vide et silencieuse. Non ! Je ne suis pas une ermite, il me faut de la vie !
Propos recueillis le 21 août 2020 à Pesaro par Thibault Vicq
24 août 2020 | Imprimer
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