Il y a des chanteurs qui ne font jamais les couvertures des magazines, qui n’ont pas de cohortes de fans à leurs trousses, dont les choix de répertoire ne font jamais l’objet de débats enflammés, et qui pourtant font l’unanimité chez les amateurs comme chez les programmateurs : Krassimira Stoyanova est de ceux-là, elle qui, pour Verdi comme pour Strauss, fait partie des choix les plus évidents dans son répertoire sur les plus grandes scènes du monde. Parmi les rares spectacles réussis du Festival de Salzbourg ces dernières années, Le Chevalier à la rose mis en scène par Harry Kupfer a dû une bonne part de son succès à sa Maréchale, qui était une prise de rôle, avec sa nostalgie plein de dignité.
Il n’y rien de plus difficile que de décrire ce qui fait qu’un public et une partition se rencontrent à travers un interprète. Une chose est sûre avec Krassimira Stoyanova : ce qui séduit, chez elle, c’est avant tout la matière de la voix, la simple plénitude sonore du timbre. La qualité de ce timbre, ce n’est pas d’être immédiatement reconnaissable par une couleur unique ou par des accents distinctifs, ce qui pourrait sembler un grave défaut (et c’est la raison, certainement, pour laquelle il n’y a pas de culte rendu à Stoyanova). Si pourtant elle a pu construire une pareille carrière, ce n’est pas parce qu’elle est unique, mais parce que ses qualités sont rares : une couleur vocale à la fois soutenue et lumineuse, avec une tendance au clair-obscur, un souffle rarement mis en défaut, et une technique qui lui permet de toujours négocier au mieux les passages les plus tendus de ses rôles.
Née en Bulgarie, elle a d’abord étudié le violon avant de se consacrer au chant : cette première culture d’instrumentiste n’est certainement pas rare chez les chanteurs, et elle n’explique certainement pas tout, mais il y a certainement chez elle une musicalité et une culture du beau son qui n’est peut-être pas étrangère à cet instrument. Ce n’est pas d’elle qu’on attendra le chant le plus expressif ; on peut même dire que, lorsqu’elle tente d’animer le flux continu du timbre par des effets expressifs, c’est souvent au prix d’une certaine perte de matière sonore, d’un parlando pas toujours heureux. Mais quand elle laisse toute latitude au chant, l’expression vient de surcroît, par elle-même : quand on laisse parler la lettre de la partition, la plus ténue inflexion de dynamique suffit à susciter l’émotion. Il y a d’autres manières plus directement expressives d’aborder les rôles qui sont les siens, mais cette manière-là a aussi son efficacité.
Son répertoire, naturellement, ne se limite pas à Strauss et Verdi, et elle est de ces chanteuses à qui la sûreté de l’éducation musicale facilite l’apprentissage d’un nouveau rôle (les années de troupe à l’Opéra de Vienne, auquel elle reste très attachée, y sont aussi pour quelque chose) ; Tatiana d’Eugène Onéguine, Rusalka sont là pour rappeler un certain ancrage slave, mais elle a aussi chanté plusieurs rôles chez Mozart, plusieurs chez Puccini, et même chez Donizetti dont elle interprètera Lucrezia Borgia au festival de Salzbourg 2017 : après tout, on a souvent entendu ces dernières années des voix plus légères dans ce répertoire (pensons à Edita Gruberova !), mais sa musicalité et ses qualités instrumentales sont on ne peut plus adaptées à ce répertoire, et l’aigu n’a jamais été un problème pour elle.
Mais sa carrière reste identifiée avec Strauss (Die Liebe der Danae cet été à Salzbourg) et plus encore Verdi, avec une particularité intéressante : alors que tant de carrières se déroulent selon un parcours immuable des rôles les plus légers vers les rôles les plus lourds, Stoyanova ne semble pas vouloir soumettre sa voix à des défis trop nouveaux. Sans doute elle n’aurait pas chanté Desdémone au début de sa carrière, sans doute ne chantera-t-elle plus Micaëla ou Liù, mais son cœur de répertoire, lui, reste stable au moins sur le moyen terme, avec plus que tout les grands rôles verdiens, auxquels elle a d’ailleurs consacré l’un de ses quelques récitals au disque ; et elle aime visiblement enchaîner différentes productions d’un même opéra : son Élisabeth de Don Carlo se promènera entre janvier et juin 2017 à Milan, à Londres et à Vienne. Un choix de sagesse, qui permet à la voix de se concentrer tour à tour pour une longue période sur les besoins spécifiques de chaque rôle, et qui est bien à l’image d’une voix dont l’équilibre vaut bien d’autres vertus.
Dominique Adrian
28 juillet 2016 | Imprimer
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