Pour sa première saison à la tête du Festival de Salzbourg, le nouveau directeur Markus Hinterhäuser programme notamment La Clémence de Titus, curieusement absent du festival depuis 2006, dans une production réunissant ici une équipe qui piquera sans doute la curiosité des mélomanes : le chef Teodor Currentzis dans la fosse, Peter Sellars à la mise en scène (qui fait là son retour à Salzbourg après 17 ans d’absence), et une distribution de jeunes interprètes – emmenés notamment par Russell Thomas dans le rôle-titre, aux côtés de Golda Schultz (Vitellia) ou Marianne Crebassa (Sesto).
Et pour mieux préparer ce spectacle, nous revenons sur la genèse de cette Clemenza di Tito, à la fois pour replacer l’œuvre de Mozart dans son contexte historique et analyser les interactions de ses protagonistes entre amour passionné et pouvoir politique.
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« Un échec non dénué de qualités », c’est en ces termes apparemment sans appel que le musicologue Piotr Kaminski relègue au second plan La Clémence de Titus, qu’il considère comme un opéra largement surévalué. Jusqu’à une période récente, la plupart des musicologues ont porté un regard très critique sur cet ultime « opera seria » que Mozart composa quelques mois avant sa mort le 5 décembre 1791. Serions-nous aujourd’hui victimes de la mode qui consiste à trouver des charmes incomparables à tout ce que le passé a négligé ? Quelles sont les raisons de la mise à l’écart de cet ouvrage créé le 6 septembre 1791 à Prague, une ville chère au compositeur ? Opéra de « propagande » commandé à l’occasion des fêtes du couronnement de l’empereur Léopold II devenu roi de Bohème, La Clémence de Titus souffrirait de l’urgence dans laquelle Mozart a dû travailler. Dix-huit jours auraient suffi au musicien pour écrire la totalité de son ouvrage. Pressé par ses créanciers, affaibli par la maladie et déjà accaparé par l’écriture du Requiem et de La Flûte Enchantée qui sera créée le 30 septembre 1791, le compositeur se serait laissé aller à une facilité dont la partition porterait les stigmates.
Franz Xaver Süssmayr ; © DR
Ainsi, les récitatifs « secco » ne seraient pas de Mozart mais de son élève Franz Xaver Süssmayr (1766-1803) qui l’accompagnait à Prague – mais ce n’est pas là une pratique exceptionnelle. D’autre part, en acceptant de répondre à la commande praguoise, Mozart renouait avec l’ « opera seria », un genre dont la rigidité formelle rendait difficile une véritable caractérisation des personnages : les protagonistes de La Clémence de Titus ne seraient donc que des marionnettes ? L’ouvrage se réduirait-il à une brillante suite d’airs de concert ? On a aussi très souvent dénoncé les incohérences du livret. Reprenant l’édifiante histoire de la clémence de Titus, le librettiste Caterino Mazzolà (1745-1806) choisit de l’agrémenter d’invraisemblables intrigues politico-amoureuses très éloignées de la sobriété d’un Corneille ou d’un Racine. Les griefs semblent s’accumuler contre le plus mal aimé des opéras mozartiens. Pourtant La Clémence de Titus a toujours captivé interprètes et public durablement touchés par la beauté incomparable d’une écriture musicale empreinte de mélancolie et de violence, expression sublimée de la passion amoureuse confrontée au pouvoir. Longtemps réservée à quelques « happy few » qui la préféraient à la très populaire Flûte Enchantée, La Clémence de Titus a donné lieu ces vingt dernières années à de nombreuses productions qui en révèlent aussi bien les beautés musicales que le potentiel dramatique.
Dans la tourmente révolutionnaire
La Flûte Enchantée, Le Requiem et La Clémence de Titus sont le fruit de trois commandes essentielles faites à Mozart en mars, juillet et août 1791. Deux années auparavant, la prise de la Bastille a marqué le début de la tourmente révolutionnaire qui va emporter la monarchie française et inquiéter tous les souverains d’Europe – tout particulièrement Léopold II (1747-1792).
Léopold II ; © DR
Le nouvel archiduc d’Autriche et empereur d’Allemagne commence à craindre pour la sécurité de sa sœur Marie-Antoinette qui lui envoie depuis la France des appels désespérés. L’échec de la fuite à Varenne en juin 1791 entraîne toute une série de nouvelles humiliations pour Louis XVI et Marie-Antoinette. Fin août, Léopold doit être couronné roi de Bohème à Prague. Cette cérémonie offrira l’occasion d’affirmer que les révolutions ne sont que des soubresauts passagers voués à l’échec quand règne un souverain éclairé. Titus, archétype de l’empereur idéal, s’impose tout naturellement comme sujet de l’opéra qui agrémentera les festivités du couronnement. Quoi de mieux pour exalter les vertus monarchiques que ce souverain qui renonce à la vengeance en accordant son pardon à ceux qui ont projeté son assassinat ? Depuis Le Couronnement de Poppée (1642) de Monteverdi, la réflexion sur les contradictions entre les exigences du Pouvoir et la personnalité de celui qui l’exerce est un des ressorts de l’opéra baroque.
Au mois de juillet 1791, Mozart est choisi par le directeur de l’opéra de Prague, Domenico Guardasoni (1731-1806), pour écrire un opéra sur un livret de Métastase (1698-1782) qui a déjà été mis en musique par de très nombreux musiciens comme Antonio Caldara (1670-1736) ou Gluck (1714-1787). Métastase a trouvé dans la tragédie de Corneille (1606-1684) Cinna ou la Clémence d’Auguste (1641) l’essentiel de son intrigue et de ses personnages dont l’origine remonte à un traité, De Clementia, que Sénèque avait écrit à l’intention de Néron pour l’exhorter à renoncer à la tyrannie. Métastase présente Titus comme la figure idéale du souverain admiré pour sa générosité et son équité. Une femme jalouse et orgueilleuse, Vitellia, est animée par un esprit de vengeance qui la pousse à entraîner son amant Sextus dans un complot contre Titus. Face à ce déferlement de haine Titus parvient à se maîtriser et magnanime, il décide d’accorder son pardon aux conjurés.
Naissance d’un « vrai opéra »
Le 8 juillet 1791, Mozart appose sa signature au bas d’un contrat qui l’oblige à avoir achevé son opéra pour le 6 septembre, jour retenu pour les fêtes du couronnement. Le compositeur et le librettiste Caterino Mazzolà disposent donc d’à peine deux mois pour remanier le livret original et peaufiner la partition. A cette contrainte de temps s’en ajoute une autre. « J’aime qu’un air soit aussi exactement à la mesure d’un chanteur qu’un habit bien fait » affirmait Mozart qui a toujours écrit pour des interprètes dont il connaissait la tessiture et les qualités aussi bien vocales que dramatiques. Mais cette fois le directeur de l’opéra de Prague n’est pas en mesure de lui dire qui seront les solistes et le musicien doit commencer à écrire ses airs sans pouvoir caractériser ses personnages en s’appuyant sur les potentialités de leurs futurs interprètes. Ainsi prévoit-il un ténor pour le rôle de Sesto (Sextus) qui sera finalement confié à un castrat.
Caterino Mazzolà ; © DR
Comme le souligne une célèbre notation de Mozart dans le catalogue de ses œuvres, l’opera seria de Métastase va bénéficier du travail d’adaptation de Mazzolà, poète officiel de la cour de Dresde et de Vienne : « Opera seria transformé en vrai opéra par Mazzolà », mentionne le compositeur. Car en 1791 l’esthétique de l’opera seria ne correspond déjà plus aux aspirations du public : fondé essentiellement sur une succession d’airs solistes qui néglige trop souvent la peinture des caractères et la dynamique théâtrale pour privilégier la seule virtuosité, le genre paraît suranné. Sans sortir complètement du cadre de l’opera seria, Mazzolà adapte le livret de Métastase en éliminant tout ce qui pouvait contraindre l’inspiration du compositeur. L’alternance monotone des récitatifs et des airs est brisée par l’introduction d’ensembles qui permettent de déployer l’intériorité des personnages comme dans le magnifique Quintette à la fin du premier acte qui constitue l’un des sommets dramatiques de l’ouvrage. Tous les protagonistes sont progressivement réunis près du Capitole en flammes tandis que le chœur au loin entonne une marche funèbre. Les cris de la foule se mêlent aux interrogations pleines d’angoisse. L’émotion est profonde pour déplorer la mort annoncée de « l’astre » Titus, « celui qui apportait la paix ».
L’intérêt dramatique est constamment relancé par des duos ou des trios dans lesquels la superposition des voix révèle les contradictions qui déchirent les protagonistes tandis que l’orchestre, dominé par la couleur médiane du cor de basset et de la clarinette, devient le commentateur privilégié et presque mélancolique des différentes péripéties.
Tout ce travail d’ajustement et de mise en valeur opéré par Mazzolà permet à Mozart de faire de La Clémence de Titus un opéra dont la singularité et la richesse sont caractéristiques des ouvrages de synthèse et de transition. On y retrouve les différents courants qui irriguent les ouvrages antérieurs comme Les Noces de Figaro (1786), un « opera buffa », ou Don Giovanni (1787), un « dramma giocoso ». Et l’on y perçoit déjà les élans et les emportements lyriques de l’opéra romantique à venir.
« Le cœur a ses raisons »
On pourrait presque mettre en exergue de La Clémence de Titus la célèbre phrase de Pascal : « Le cœur a sa raison que la raison ne connaît pas ». Les revirements, l’exaltation amoureuse et la fureur vengeresse de Vitellia viennent se heurter à l’attitude admirable de Titus, trop parfaitement généreux et équitable pour être vraiment humain.
Marianne Crebassa (Sesto), Festival de Salzbourg 2017 (répétitions)
Stéphanie d’Oustrac (Sesto) & Jacquelyn Wagner (Vitellia) ;
© Alain Kaiser / ONR
Vitellia est bien le personnage central du drame, celui qui captive toute l’attention de l’auditeur en suscitant sa curiosité et son émotion. Comment expliquer cette décision absurde de vouloir l’assassinat de celui qui veut la faire impératrice ? La confusion intérieure de Vitellia met en échec les lois de la raison en révélant celles d’une passion incontrôlable qui guide les brusqueries de sa ligne de chant. L’ambition et l’orgueil se disputent la suprématie de ce cœur apparemment insensé qui finira par connaître les affres de la culpabilité et du remords. C’est au moment où elle réussit à convaincre le malheureux Sesto d’assassiner l’empereur que Vitellia apprend que Titus l’a choisie pour épouse. Enfin touchée par la force de la passion que lui voue Sesto, Vitellia décide de tout avouer à Titus en renonçant au destin glorieux qu’elle a tant espéré. Dans un air empreint d’une mélancolie poignante qu’accentue le timbre du cor de basset (Acte 2, scène 15), Vitellia s’abandonne aux regrets comme si elle était arrivée au terme d’une cruelle et douloureuse initiation.
On peut déceler les étapes d’un parcours initiatique dans La Clémence de Titus, comme dans La Flûte Enchantée que Mozart compose parallèlement. Vitellia et Sesto accèdent à une certaine sagesse en reconnaissant la monstruosité de leur trahison et la « suprême bonté » de Titus. Le parcours accompli par Vitellia est beaucoup plus complexe que celui de Pamina dans La Flûte Enchantée mais l’essentiel est que les excès et les faiblesses de la passion se dissipent à la fin dans une atmosphère de réconciliation générale.
On a souvent souligné que les plus beaux airs de l’ouvrage sont ceux qui expriment la passion amoureuse et non ceux qui exaltent la clémence comme idéal et comme vertu indispensables à l’exercice du Pouvoir. Les folies et les crimes de la passion ont plus de force que les douceurs de la clémence qui semblent les avoir provoqués et exacerbés. Sesto est face à un cruel dilemme ; doit-il sacrifier son amitié pour Titus en se soumettant à la « tyrannie » de la femme qu’il adore ? « Ah, quel pouvoir, ô Dieux, avez-vous donné à la beauté » sera la conclusion résignée de son air magnifique : « Parto, parto… » (Acte 1, scène 9). Le pouvoir de la beauté triomphe et délivre la conscience du trop faible Sesto. La clarinette semble faire écho à la voix de l’amant qui proclame sa volonté d’agir pour venger Vitellia tout en retardant le moment de passer à l’acte. Les envoûtantes arabesques de la clarinette dessinent les méandres de l’indécision de Sesto qui espère encore que son amante le retiendra.
Quand Titus demandera à Vitellia quels étaient les motifs de sa haine, elle lui répondra sans plus chercher à dissimuler : « Ta bonté. Je croyais qu’elle était de l’amour ». Aveuglés par leurs contradictions trop humaines, Vitellia et Sesto auront toujours plus d’empire sur l’auditeur que Titus, le maître de Rome.
25 juillet 2017 | Imprimer
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