Rossini disparaissait le 13 novembre 1868 et pour commémorer les 150 ans de la disparition du compositeur, l’Opéra de Marseille programme La Donna del lago, avec Karine Deshayes dans le rôle-titre, aux côtés notamment d’Enea Scala en Rodrigo (pour une prise de rôle), Varduhi Abrahamyan (Malcolm), Edgardo Rocha (Giacomo) ou de Nicola Ulivieri (Douglas). Pour mieux appréhender l’œuvre, nous revenons sur cet opéra annonciateur du romantisme, composé presque par hasard par Rossini en moins de trois mois, alors qu’il était le directeur musical du très prestigieux Teatro San Carlo de Naples.
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La Donna del Lago occupe une place singulière parmi les huit ouvrages que Gioacchino Rossini (1792-1868) composa durant les sept années où il travailla presque exclusivement pour le prestigieux Teatro San Carlo de Naples. Avec ses 184 loges, il s’agit alors du plus grand théâtre d’Europe. Stendhal, qui le considère comme le plus beau du monde, précise : « Naples est le lieu natal des beaux chants. L’orchestre de San Carlo est fort supérieur à celui de la Scala ». Le San Carlo est alors connu aussi pour être le temple de l’«opera seria ». Appelé pour redonner tout son lustre à ce théâtre à la renommée un peu éclipsée, Rossini va y trouver des conditions de travail idéales. De 1815 à 1822, le compositeur peut y affirmer sa maîtrise des codes de cet « opera seria » en bénéficiant d’un orchestre et d’une troupe de chanteurs exceptionnels. Vont suivre toute une série d’ouvrages avec lesquels le compositeur réinventera ce genre de l’« opera seria » : parmi ceux-ci, on peut citer Otello (1816), Armida (1817), La donna del Lago (1819) ou Maometto Secondo (1820).
Œuvre de transition, La Donna del Lago marque une étape notable de l’évolution du langage dramaturgique de Rossini qui s’éloigne de l’esthétique du XVIIIème siècle pour entrer de plein pied dans le romantisme, dont Le Freischütz (1821) de Weber marquera l’épanouissement deux ans plus tard. Parvenu au sommet de son art malgré son très jeune âge, Rossini n’en continue pas moins d’explorer de nouvelles voies. La Donna del Lago est le premier des nombreux opéras qui empruntèrent leur sujet à une œuvre du célèbre écrivain écossais Walter Scott (1771-1832), qui allait profondément modeler l’imaginaire lyrique de l’époque. L’exaltation des passions individuelles, le sentiment de la nature et l’exploitation de la couleur locale, sont des éléments typiques de l’esthétique romantique mais Rossini persiste à maintenir un équilibre harmonieux entre la virtuosité raffinée du chant belcantiste et la puissance de l’orchestration qui traduit les états d’âme des protagonistes en même temps que l’intensité dramatique des situations. L’expression, aussi passionnée soit-elle, reste soumise au raffinement du « beau chant » tandis que l’orchestre, coloré de bois et de cors annonciateurs de la palette wébérienne, se charge d’installer l’atmosphère caractéristique des romans de Walter Scott. Les lacs montagneux et les landes noyées de brume deviennent le théâtre grandiose et exaltant où s’échangent les serments d’amour, et où retentissent les chants de farouches guerriers.
Le hasard fait bien les choses
Après avoir assisté à une représentation de La Donna del Lago, le poète Giacomo Leopardi (1798-1837) écrivit à son frère : « Exécutée par des voix surprenantes, voilà une chose prodigieuse ; je pourrais presque en pleurer, si le don des larmes ne m’avait été enlevé ». Il est certain que l’ouvrage se signale d’emblée par l’exceptionnelle richesse de son écriture vocale qui réclame une distribution hors pair. Plusieurs moments d’une rare beauté ont établi durablement la réputation de La Donna del Lago, tel le grand solo d’entrée de Rodrigo, la « cabalette » de Malcolm ou le très brillant final de l’acte 1 qui réunit les principaux personnages et un chœur de bardes, sans oublier l’éblouissant grand solo d’Elena sur lequel s’achève l’opéra.
Isabella Colbran
C’est la fameuse Isabella Colbran (1785-1845), dont la tessiture allait du contralto au soprano, qui créa le rôle d’Elena, typique de la période napolitaine du compositeur. Grâce à la puissance créatrice de Rossini, qui allait devenir son époux le 16 mars 1822, la chanteuse pourra développer ses talents de virtuose et de tragédienne. Et, de son côté, le compositeur trouvera en elle l’interprète idéale de ses plus grandes héroïnes, que ce soit Elisabetta, Armida ou Semiramide dans les opéras éponymes, ou encore Desdemona dans Otello (1816), ou Anna dans Maometto II (1820). Du « gagnant-gagnant » comme on dirait aujourd’hui !
Comment imaginer que le hasard est à l’origine de la naissance de cet opéra qui révèle une nouvelle orientation de Rossini ? C’est pourtant tout simplement pour « dépanner » le directeur du San Carlo, Domenico Barbaja (1778-1841) que le compositeur est amené à explorer de nouveaux territoires, guidé par l’expérience du cuisant échec d’Ermione (1819), ouvrage sur lequel planait l’ombre de Gluck. « Rossini avait voulu tenter le genre de l’opéra français », dira Stendhal. Quoi qu’il en soit, Barbaja se tourne vers Rossini parce qu’il est « lâché » au dernier moment par Gaspare Spontini (1774-1851), lequel a préféré répondre à l’invitation de Frédéric Guillaume III de Prusse plutôt que d’honorer la commande d’un opéra pour le début de la saison napolitaine. Rossini accepte de sortir Barbaja de ce mauvais pas et il choisit de mettre en musique un poème de Walter Scott, The lady of the Lake (1810) que lui aurait fait découvrir un jeune lauréat du Prix de Rome, le compositeur Désiré-Alexandre Batton.
Rossini découvre donc le texte dans une traduction française, et il le soumet à Andrea Leone Tottola. Celui-ci l’adapte en lui ajoutant des éléments empruntés au « fameux » barde écossais Ossian, qui aurait vécu au IIIème siècle. Lors de la création londonienne de l’opéra, en 1823, on reprochera au librettiste de ne pas avoir su restituer « l’esprit et les couleurs de l’original ». Si bien que La Donna del Lago, restée à l’affiche à Londres jusqu’au début des années 1850, a souvent été donnée dans des versions anglaises… Tottola avait d’ailleurs rédigé une préface pour s’excuser des libertés qu’il avait prises avec son modèle !
Walter Scott et Ossian
Le poème de Walter Scott comporte six chants et se compose de plus de cinq mille vers ! Le « romance » en vers est un poème de forme narrative qui s’inscrit dans la tradition de l’Arioste et du Tasse. Avec The lady of the Lake l’auteur s’intéresse pour la première fois au territoire des Highlands fortement marqué par la culture celtique. L’intrigue se déroule sur fond de querelles entre la couronne et les chefs de clan dans l’Ecosse du XVIème siècle. La beauté des paysages joue un rôle déterminant dans le poème et Scott décrit avec ferveur le loch Katrine et les Trossachs où se rendront de nombreux visiteurs après la publication de l’ouvrage.
Walter Scott
La Donna del Lago peut être considéré comme le premier d’une longue liste d’opéras qui trouvent leur source dans l’œuvre de Walter Scott : on peut citer parmi beaucoup de titres, La Dame blanche (1825) de Boieldieu (1775-1834), Lucia di Lammermoor (1835) de Donizetti (1797-1848), ou encore Les Puritains (1835) de Bellini (1801-1835). Après Shakespeare, Scott est l’auteur qui a le plus inspiré les musiciens. Il faudrait mentionner, à côté d’une centaine d’opéras, des cantates, des chœurs, des fantaisies, des mélodies, ou des musiques de scènes. L’Europe du XIXème siècle fut saisie d’une passion frénétique pour l’auteur écossais et chacun se souvient d’Emma Bovary, l’héroïne de Gustave Flaubert, assistant à une représentation de Lucie de Lammmermoor au théâtre de Rouen :
« Elle se retrouvait dans les lectures de sa jeunesse en plein Walter Scott. Il lui semblait entendre, à travers le brouillard, le son des cornemuses écossaises se répéter sur les bruyères (…) Elle n’avait pas assez d’yeux pour contempler les costumes, les décors, les personnages (…) toutes ces imaginations qui s’agitaient dans l’harmonie comme dans l’atmosphère d’un autre monde ».
Dans La Donna del Lago, les tableaux typiquement romantiques, présentant lac et forêts, caverne et landes désolées, appellent des trouvailles musicales pleines d’audace et de nouveauté comme la « banda » (Acte 1, scène 9) qui mobilise treize trompettes pour installer une couleur locale écossaise. D’abord jouée depuis les coulisses, la « banda » entre en scène pour accompagner les guerriers galvanisés par l’approche des combats. A cette atmosphère particulière, associant la violence des conflits claniques à la fragilité des amours menacées, s’ajoutent des éléments empruntés aux « œuvres » d’Ossian que le poète écossais James Macpherson (1736-1796) publia entre 1761 et 1765. En fait, Macpherson mystifia tout le monde en inventant ce barde du IIIème siècle dont il aurait recueilli et traduit les poèmes tissés de toute une mythologie celtique. Le retentissement de cette œuvre fut quoi qu’il en soit considérable, comme en témoignent Les souffrances du jeune Werther (1774) de Goethe (1749-1832). On retrouvera d’ailleurs les échos du Lied d’Ossian jusque dans le Werther (1892) de Jules Massenet (1842-1912). Les romans de Walter Scott et l’inspiration « ossianique » se mêlent donc pour donner forme à une Ecosse romantique qui deviendra un des décors de prédilection de l’opéra du XIXème siècle. Le lac et les paysages lugubres propices aux apparitions fantastiques deviendront le miroir de l’âme tourmentée des héros, de Rossini jusqu’à Verdi.
Il faut aussi mentionner l’utilisation de la harpe qui accompagne le chœur des bardes à la fin de l’Acte 1. La harpe contribue à instaurer une atmosphère élégiaque pleine de mystère. Cet instrument, qui renvoie à la harpe celtique, est souvent évoqué chez Walter Scott et chez Ossian où il symbolise un passé magnifié dans la littérature du XIXème siècle.
Vers le romantisme
On sait que Rossini composait très vite. Trois mois suffiront à écrire ce nouvel opéra en deux actes, mais on sait que le compositeur se fit aider par un collaborateur, resté anonyme, pour les récitatifs et l’air de Douglas (Acte 1, scène 8) – qui se signale par son caractère mozartien. L’accueil du public est très réservé le soir de la première, le 24 octobre 1819. Et pourtant toutes les ressources du San Carlo ont été mobilisées pour cette nouvelle création. Les décors sont d’une grande recherche et la reconstitution des paysages des Highlands impressionnera Stendhal !
La Donna del Lago, costumes d'Albine et de Bertram
La distribution est des plus brillantes. On y retrouve les meilleurs chanteurs de leur génération comme la Colbran, ou encore, dans le rôle d’Uberto, Giovanni David, l’archétype du ténor rossinien avec une voix particulièrement légère, dite de « contraltino » qui s’épanouit dans des aigus émis en falsetto. Seul le rondo final d’Elena enthousiasme le public : les sentiments de l’héroïne s’y déploient avec une émotion intense, de la retenue à la jubilation, de la reconnaissance à une joie intense qui s’épanouit en somptueuses vocalises.
Rossini semble avoir inventé la formule d’un nouveau genre en développant la couleur locale avec les paysages des Highlands évoqués par le recours à des instruments comme les cors ou les harpes caractéristiques de l’univers celtique. Des rythmes écossais parcourent toute la partition aussi bien dans les chœurs élégiaques des compagnes d’Elena que dans les chants ardents des guerriers. La spécificité de La Dame du Lac semble résider dans l’équilibre qui s’instaure entre un romantisme naissant porté par la puissance et l’inventivité de l’orchestration, et le chant, toujours inspiré par le raffinement du « bel canto ». La vocalité n’est jamais emportée par la passion comme elle le sera plus tard dans l’opéra romantique. De ce point de vue, La Donna del Lago, si elle marque un jalon non négligeable dans le développement de l’opéra au XIXème siècle, est un essai qui devra être transformé : le proche avenir lyrique le confirmera.
Catherine Duault
Tout l'opéra, pour aller plus loin
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